En Cisjordanie, l’expulsion silencieuse des Bédouins sous la pression des colons israéliens

Cibles d’attaques répétées de la part d’extrémistes juifs, les hameaux des contreforts de la vallée du Jourdain, où des familles d’éleveurs résident depuis des décennies, se vident l’un après l’autre de leur population.

Juil 23, 2025 - 06:39
En Cisjordanie, l’expulsion silencieuse des Bédouins sous la pression des colons israéliens
LUCIEN LUNG/RIVA PRESS POUR « LE MONDE »

Mouarrajat, hameau de Cisjordanie où soixante-quinze familles bédouines vivaient et veillaient sur leurs moutons depuis des décennies, n’est plus qu’une localité fantôme. Dimanche 20 juillet, au pied d’une montagne aride de la vallée du Jourdain, le soleil éclaire de sa lumière crue les enclos vides, les maisons à l’abandon et la mosquée, silencieuse et bosselée. « Les colons l’ont brûlée », soupire Souleiman Mleihat, 34 ans, qui observe l’endroit où sa famille a vécu pendant quarante-cinq ans depuis une colline, sept kilomètres plus loin. Comme vingt-cinq autres familles restées sur place jusqu’au dernier moment, le chef de la communauté a été contraint de partir le 3 juillet.

En début de matinée ce jour-là, après des semaines de confrontations quotidiennes, une cinquantaine de « jeunes des collines », des colons juifs extrémistes et violents, armés de fusils d’assaut M-16 pour certains, se sont introduits dans le village. Selon le trentenaire, les assaillants ont « renversé » plusieurs moutons avec leurs véhicules tout-terrain, avant d’en voler une soixantaine. Pour humilier les locaux, certains d’entre eux ont aussi uriné à l’entrée des habitations bédouines avant de sommer leurs occupants de quitter les lieux ou d’être « tués ».

Les derniers irréductibles ont préféré partir, en emportant seulement des documents d’identité, un peu d’argent liquide et quelques rares meubles facilement transportables. Depuis ce jour, personne n’a pu retourner sur place pour récupérer le reste de ses biens. Tous ceux qui ont tenté de revenir ont été visés par les tirs des colons, postés sur les hauteurs et à l’intérieur du village.

Le 20 juillet 2025. Les colons israéliens ont installé un avant-poste (ici au centre, au bout de la route) sur les hauteurs du village de Ras Eïn Al-Auja, depuis lequel ils mènent des opérations de harcèlement.

« Politique de prédation »

Les communautés bédouines établies sur les contreforts désolés de la vallée du Jourdain sont au premier rang de l’annexion rampante de la Cisjordanie, menée par des colons radicalisés, avec le soutien quasi-officiel de la coalition au pouvoir en Israël. La méthode est éprouvée : depuis un avant-poste agricole construit à proximité du village et protégé par l’armée israélienne, les extrémistes emmènent leurs moutons paître sur les terrains des Palestiniens, multipliant au fur et à mesure les provocations et les violences pour les forcer à quitter leur village. « Cette tactique de la “ferme de colons” permet au gouvernement de peindre la dépossession des Palestiniens comme le résultat d’un banal conflit de voisinage et non d’une politique de prédation », explique Hassan Mleihat, le directeur de l’ONG de défense des droits du peuple bédouin Al-Baidar.

Situés au milieu de plusieurs colonies, les villages bédouins sont considérés par les suprémacistes juifs comme des « obstacles » à l’instauration d’un « Etat des colons » en zone C, les 60 % de la Cisjordanie restés sous le contrôle intégral de l’Etat hébreu. « Ce n’est que le début de ce phénomène », souffle Hassan Mleihat. Selon les décomptes d’Al-Baidar, pas moins de soixante-quatre sites de peuplement bédouins ont été vidés de force en Cisjordanie depuis le 7-Octobre, dont dix-huit rien que dans cette zone frontalière de la Jordanie.

Une fille de la famille Mleihat puise de l’eau à la citerne qui est l’unique point d’eau de Balqa, le 20 juillet 2025. Les Palestiniens ne peuvent plus utiliser les sources du village, qui ont été confisquées par les colons et doivent acheter de l’eau à une entreprise privée.

Pour Mouarrajat, comme dans le reste de la Cisjordanie occupée, tout a basculé après le massacre commis par le Hamas en Israël. En l’espace de quelques semaines seulement, les insultes des colons se sont transformées en attaques physiques. A la fin de l’année 2023, l’un des enseignants de l’école primaire du village a été visé à plusieurs reprises par des jets de pierre, alors qu’il circulait en voiture. A la rentrée 2024, moins d’un an plus tard, des colons ont fait irruption dans sa classe, en pleine leçon, bâtons à la main.

Rebâtir la mosquée

L’armée israélienne, alertée par l’équipe pédagogique, a préféré arrêter le professeur que ses agresseurs. A mesure que la situation empirait, les habitants de Mouarrajat ont pris leurs précautions. Plusieurs familles ont d’abord transféré leur bétail vers d’autres pâturages avant d’évacuer les femmes et les enfants. Le transport de leurs meubles, qui devait être la dernière étape de cette mise à l’abri, début juillet, n’a pas pu avoir lieu. Les colons avaient déjà pris possession du village.

Déplacés à Balqa, plus loin dans la vallée, les familles de Mouarrajat ne sont pas au bout de leurs peines. Dans leurs tentes de fortune, que les températures écrasantes rendent vite invivables, les adultes organisent des tours de garde pour s’assurer que les colons restent à distance. Chaque jour, ils surveillent aussi les mouvements des forces de sécurité de l’Autorité palestinienne. Au lieu de les soutenir, le régime de Ramallah leur a indiqué que le terrain sur lequel ils se sont installés appartient à des organisations religieuses. Pour eux, la communauté doit impérativement retourner vivre à Mouarrajat, malgré les risques. « Ils préfèrent qu’on se fasse tuer dans le village plutôt qu’on reste ici », analyse froidement Alia Mleihat, 28 ans.

Le 20 juillet 2025. Des colons israéliens ont installé une étoile de David sur le cours d'eau coulant de la source d'Al-Auja.

L’étudiante en relations internationales à l’université de Jéricho, qui avait pris l’habitude de filmer les altercations avec les colons pour le compte de l’ONG israélienne de défense des droits de l’homme B’Tselem, regrette que les représentants politiques palestiniens n’aient fourni ni sécurité ni soutien psychologique aux habitants du village. Quoi qu’il arrive, la vingtenaire n’a pas prévu de partir. A quelques mètres de l’exigu refuge en béton où elle s’est installée avec ses parents, son fils, des poules et une nuée de poussins, une clôture verte délimite le terrain de la future maison que la jeune femme a prévu de construire pour « la nouvelle vie » de sa famille. Juste à côté, Alia Mleihat aimerait aussi rebâtir la mosquée de la communauté, sur un promontoire rocailleux depuis lequel la mer Morte apparaît, en contrebas.

Plaintes classées sans suite

Autour de Mouarrajat et de Balqa, plusieurs communautés de Bédouins tentent encore de résister. A Ras Eïn Al-Auja, qui est dans le viseur des colons, les habitants sont épaulés par une équipe de l’ONG israélienne Mistaclim, aussi appelée Looking the Occupation in the Eye (« regardez l’occupation dans les yeux »). Ces activistes de la gauche israélienne enchaînent les veilles de huit heures, à l’intérieur de la localité, de jour comme de nuit, pour s’interposer en cas d’assauts des fermiers d’extrême droite. Lorsqu’ils sont confrontés à des Juifs israéliens, les colons sont « plus prudents » et moins violents, précise Rama Zilbal, 60 ans.

Le 20 juillet 2025. Des activistes de Mistaclim montent la garde dans le village bédouin de Ras Eïn Al-Auja. De gauche à droite, Yair Kaldor, 45 ans, au centre, Rama Zillal, 60 ans, et Alana.
Abou Naim (à gauche) et Abou Abir montent une tente pour s'abriter du soleil. A la suite de leur expulsion de Mouarrajat, les Bédouins du village ont trouvé refuge sur les hauteurs de Balqa, où il leur faut tout reconstruire.

Ce dimanche 20 juillet, une mini-caméra vissée à la poche de son jean, cette infirmière est partie de Tel-Aviv, sur les coups de 5 heures du matin, pour venir monter la garde dans les montagnes près de Jéricho. « Malheureusement, notre marge de manœuvre est très limitée », soupire-t-elle, entre deux bourrasques de sable. Le matin, à la demande des colons, la police israélienne a retiré la caméra installée la veille, au milieu du village, par les militants anti-occupation. Deux semaines plus tôt, la sexagénaire avait été arrêtée par les forces de l’ordre israéliennes, au motif qu’elle aurait « violenté » les moutons des colons, au volant de sa voiture. En revanche, toutes les plaintes déposées par les activistes, visés et parfois blessés par des jets de pierre, ont été classées sans suite.

Odeh Ameryeen (à droite) avec une de ses petites-filles, à Ras Eïn Al-Auja, le 20 juillet 2025.

Deux fois par jour, un jeune colon se poste à un ou deux mètres de l’entrée de la maison d’Odeh Ameryeen, 75 ans, qui vit en bordure de Ras Eïn Al-Auja depuis 1975 avec ses vingt-cinq enfants et petits-enfants. Pendant une quinzaine de minutes, les deux se font face sans dire un seul mot, avant que le jeune extrémiste ne reparte dans sa ferme, à quelques centaines de mètres seulement. A cause de cette pression constante et de vols réguliers dans son cheptel, le septuagénaire au regard triste ne dort plus. Il ne sort plus de chez lui non plus, trop inquiet de tomber dans une embuscade sur la route ou de retrouver ses moutons morts à son retour.

Selon la presse palestinienne, le 18 juillet, dans le nord de la vallée du Jourdain, 117 bêtes ont été tuées à coups de couteau et par balles dans une série d’attaques perpétrées par des colons armés. « Si j’avais l’opportunité de partir ailleurs, peut-être que je le ferais, réfléchit à voix haute le vieil homme. Mais je n’ai nulle part où aller, alors je resterai ici aussi longtemps que possible. » Pour protéger sa maisonnette, seulement équipée d’un lit, d’un frigo et de quelques chaises blanches en plastique, Odeh Ameryeen a fait poser sur la fenêtre un grillage aux mailles fines. En cas d’attaque, les colons ne pourront pas lancer de cocktail molotov à l’intérieur de chez lui.

[Source: Le Monde]