« En Allemagne, les punks faisaient de la musique pour s’exprimer » : Mark Reeder, noctambule britannique à l’avant-garde

Alors que la pop anglaise domine le monde à la fin des années 1970, lui ne jure que par l’électro allemande. Au point, pour ce disquaire fou de musique, de quitter son Manchester natal à 20 ans pour partir découvrir Berlin, ses clubs et sa musique.

Juil 27, 2025 - 06:08
« En Allemagne, les punks faisaient de la musique pour s’exprimer » : Mark Reeder, noctambule britannique à l’avant-garde
PETER GRUCHOT

Il a hébergé Nick Cave, organisé le seul concert de Joy Division à Berlin-Ouest et d’autres clandestins dans des églises de Berlin-Est. Cet Anglais se distingue par une classe toute britannique et s’exprime dans un allemand parfait. Il s’appelle Mark Reeder et il vous regarde avec ses grands yeux bleus qui en ont vu beaucoup. Il a écumé les nuits berlinoises des années 1980, leur soufre et leurs sons.

Il le raconte un après-midi au café Zazza, dans le quartier de Kreuzberg, à Berlin, où il arrive avec un manteau de cuir, comme on en voyait beaucoup du temps du Mur, et des bottes qu’il a achetées en 1987 en Allemagne de l’Est. La musique est sa passion. A l’âge où les enfants chantent des comptines, lui, il écoutait Telstar, des Tornados. Son premier 45-tours. « C’est le premier disque de techno », dit-il. Il l’a gardé.

Mark Reeder a 2 ans à la sortie de Telstar, en 1960, et il vit à Manchester, en Grande-Bretagne. Son père travaille dans le port, sa mère dans l’assurance automobile. « Dans les années 1970, la ville s’est enfoncée dans la crise. Elle était grise, sale, sinistre. Seule la musique nous sauvait. » Mark court les magasins de disques et se lie d’amitié avec un vendeur, adolescent comme lui : Ian Curtis, future icône de Joy Division. Après un passage dans la publicité, il devient disquaire dans le premier magasin Virgin de Manchester et se passionne pour les pionniers de l’électro allemande, Klaus Schulze, Kraftwerk, Tangerine Dream… « Les gens n’en voulaient pas. Pour eux, seule comptait la musique anglaise. »

A la recherche des punks

Mark Reeder persiste. En juin 1978, il part acheter des disques à Berlin-Ouest. Il arrive en stop à la frontière est-allemande, passe les contrôles – armes, fouille, lumière violente – et n’en mène pas large. Suit la traversée de la République démocratique allemande (RDA), sur l’autoroute dite « de transit » : « Trois heures et demie dans le noir complet. Parfois, une voiture, sinon rien. Horrible. » Mais cela aiguise sa curiosité. Le lendemain de son arrivée à Berlin-Ouest, il s’approche du Mur, monte sur un promontoire en bois d’où l’on voit l’Est. Il veut y aller, à la recherchedes punks.

« C’était encore mieux que je l’imaginais », dit-il de Berlin-Ouest, découvrant « une ville où tout palpite ». Il suit les traces de David Bowie, parti deux mois plus tôt, visite son appartement de Schöneberg. Il l’imaginait « super design »et le découvre « tel qu’il l’avait pris et laissé, avec des meubles de la classe ouvrière allemande des années 1970. A Londres, Bowie possédait une maison démente. A Berlin-Ouest, il avait renoué avec ses racines populaires ».

Tout va vite pour Mark Reeder, car « les rencontres sont faciles ». Dans une boîte, il fait la connaissance de la copine d’Iggy Pop, photographe, qui lui signale un magasin de disques, « caché derrière un magasin de fringues de Kreuzberg ». La vendeuse, Gudrun Gut, une figure de l’underground, a fondé le premier groupe de rock uniquement féminin, Mania D, parce qu’elle en avait marre que les hommes dominent. « Je suis allé les écouter en concert et j’ai été fasciné. Elles cassaient toutes les règles du rock’n’roll. C’est vraiment ce que je cherchais, et c’est comme ça que je suis entré en contact avec la scène musicale berlinoise. »

Mark Reeder a 20 ans. Il reste à Berlin-Ouest, crée son premier groupe, Die Toten Hosen, et devient le représentant de Factory Records, un label indépendant de Manchester. C’est à ce titre qu’il organise le concert de Joy Division, en 1980. « Un flop, 100 personnes dans la salle », dit-on à Mark. Il sourit : « Pas 100, 58. J’étais totalement plombé parce que je pensais que les Berlinois devaient vraiment les voir, mais ce n’était pas un flop. En Angleterre, ils avaient au maximum 200 personnes. » Cinq mois après le concert, Ian Curtis se suicide, le 18 mai 1980, à 23 ans.« Aujourd’hui, dit Mark Reeder, les fans de Joy Division peuvent remplir des stades. Ils étaient en avance de trente ou quarante ans. »

La mort de Ian Curtis le conforte dans son désir de rester à Berlin, où il habite près de Nollendorfplatz, l’épicentre de la scène homosexuelle de Schöneberg. « Vingt et un mètres carrés, 4 mètres de hauteur sous plafond, mais on vivait au sol. » C’est là que Nick Cave se pose quand il arrive à Berlin-Ouest avec deux valises, en 1982. « Musicalement, il était dans une impasse, et il était tombé fou amoureux d’une Berlinoise, Elisabeth Recker, qui produisait tous les gens de la scène underground. » Et Nina Hagen, demande-t-on à Mark Reeder ? « Elle n’était pas dans cette galaxie. Très vite, elle a choisi de faire une carrière commerciale, ce qui n’était pas le cas de la plupart des groupes. »

Il y a de nombreux bars et clubs à Berlin-Ouest, où les gens boivent en écoutant de la musique. Le SO36, à Kreuzberg, se détache du lot. « C’était un boyau, dit Mark Reeder, un ancien supermarché, avec des murs blancs et une très mauvaise acoustique – la plus mauvaise qui soit pour la musique, mais cela faisait partie du lieu. » Le club, qui peut accueillir 1 200 personnes serrées, propose des soirées en forme de minifestivals afin de faire découvrir de nouveaux groupes.

Fin de nuits au Risiko

« La musique était avant-gardiste et à l’inverse de tous les courants de la pop, précise Mark. C’était toute la différence entre les Anglais et les Allemands. En Angleterre, tu faisais de la musique parce que tu voulais signer un contrat avec une maison de disques, passer à la télé, fuir la misère de Birmingham ou de Manchester. En Allemagne, les punks faisaient de la musique pour s’exprimer. Ils avaient déjà fui un endroit pour venir à Berlin, ils ne voulaient pas faire l’armée, devenir banquiers ou avocats, et ils avaient des choses à dire. » Quand les concerts se terminent, parfois à l’heure du premier métro, les gens sortent du SO36 en marchant sur un monceau de canettes de bière. Mark a encore leur bruit dans l’oreille.

Qu’elles aient commencé au Dschungel, au sol recouvert de sable, au Metropol, la plus grande boîte homosexuelle d’Europe, au SO36 ou ailleurs, les nuits se terminent au Risiko. « On y allait aussi quand on était resté dans son appartement, à boire et à se défoncer, et qu’on se retrouvait le matin sans charbon à mettre dans le four, par – 20 °C en hiver. Au Risiko, il faisait chaud », se souvient Mark Reeder.

Ouvert en 1981, le Risiko (« risque ») est situé dans la Yorckstrasse, en plein quartier turc. Quelques marches, trois petites pièces en enfilade, dont l’une à moitié occupée par le bar. Musique très forte, on s’entasse, on boit beaucoup, on fume de préférence des drogues rapides, « du speed bon marché venu de Tchécoslovaquie », même si certains se shootent à l’héroïne. Et l’on s’offre des moments déments, comme ce soir de mai 1982 où les leaders de deux groupes, Die Tödliche Doris (« Doris la fatale ») et Einstürzende Neubauten (« les nouvelles constructions croulantes »), utilisent deux baignoires pour une performance musicale qui vire en une apocalypse sexuelle aquatique. De telles soirées ne sont pas sans rappeler la folle extravagance des années 1920, dont le fantasme a attiré à Berlin-Ouest David Bowie ou Iggy Pop.

Au Risiko, Nick Cave joue au poker ses doses de drogue, Wim Wenders, Jim Jarmusch et bien d’autres passent. « Peu importait que l’on soit cinéaste, musicien, artiste ou inconnu. Seule comptait l’ouverture d’esprit », résume Mark Reeder, qui passe de Berlin-Ouest à Berlin-Est, où il va souvent écouter des concerts. Changement d’ambiance : « La RDA, c’était Disneyland pour dépressifs. Le public était jeune, mais les musiciens sur scène étaient vieux. Ils jouaient du rock et du blues. »

Quand Mark Reeder les aborde, les jeunes se méfient, à cause de la Stasi [police secrète]. « Un jour, dans la rue, j’ai rencontré un mec qui portait un pantalon cigarette, comme moi. Je me suis dit : “Il doit savoir où est la scène non autorisée.” » Il sait, mais il ne veut pas le dire, par peur de la Stasi, toujours. Mark lui laisse son numéro de téléphone. Quelque temps plus tard, une fille lui envoie une carte postale pour lui donner rendez-vous. Ils se rencontrent au bar du palais de la République, à Berlin-Est. Il n’y a que des hommes en costume, la fille porte une veste en cuir et un tee-shirt Joy Division. C’est elle qui guide Mark dans la scène punk underground de l’Est.

« Cette scène n’était pas vraiment passionnante parce que tout était compliqué pour les musiciens, explique-t-il. Ils faisaient venir leurs guitares de Hongrie, mais une fois qu’ils avaient la guitare, ils n’avaient pas le bon câble. Comme les Est-Allemands de plus de 65 ans avaient le droit de sortir de la RDA, c’étaient les grands-mères qui rapportaient les câbles de Berlin-Ouest… Si tu voulais créer un groupe, il fallait que tu prouves que tu savais jouer de la guitare, et que tu soumettes les chansons à la censure. Les punks, eux, restaient dans l’illégalité. »

« Usure du désir »

En 1983, Mark Reeder organise un concert clandestin dans une église de Berlin-Est, où pour la première fois se produit un groupe punk ouest-allemand. Pour éviter les problèmes, seuls une trentaine d’amis sont invités. « Pendant tout le concert, j’ai eu peur que quelqu’un vienne et nous emprisonne. Il ne s’est rien passé… Dans toute la RDA, les églises servaient de refuges pour les groupes punk. Quand ils donnaient des concerts, les gens sortaient boostés, ils se sentaient plus armés pour affronter le quotidien. »

David Bowie sait que des habitants de l’Est l’entendent quand il donne un concert devant le Reichstag, à Berlin-Ouest, en 1987. Il a choisi l’endroit parce qu’il est tout près du Mur. « Berlin-Ouest était alors dans un sale état », explique Mark. Le Risiko ferme en 1986, l’année de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, et le sida fait des ravages. « On sentait une usure du désir, un manque de créativité, pointe Mark. Le futur avait commencé. »

Ce sera celui du disco, puis de la techno. Quatre mois avant la chute du Mur, le 1er juillet 1989, la première Love Parade transforme le Ku’damm (Kurfürstendamm) en dance floor. « C’était la première manifestation non pas contre, mais pour quelque chose. » On en voit des images dans un fantastique film documentaire de 2015, B-Movie : la sauvagerie de Berlin-Ouest (1979-1989), sur les grandes années ouest-berlinoises. Mark Reeder, qui vit toujours à Berlin et continue à œuvrer dans la musique, fait siennes les phrases qui le concluent : « On brisait des frontières, on cassait des tabous. On faisait ce qu’on voulait. On était témoins, mais aussi acteurs de l’histoire. On était là-bas, j’étais là-bas, et, putain, c’était génial ! »

[Source: Le Monde]