Le retrait américain d’Afghanistan, une décision prise en solo en 2021

Décidé par Donald Trump en 2020, sans consulter ses alliés, le départ des Américains de Kaboul s’opère l’année suivante dans des conditions apocalyptiques, tandis que les talibans reprennent le contrôle du pays, réduisant à néant les effets de vingt années d’opération occidentale dans le pays.

Juin 20, 2025 - 08:39
Le retrait américain d’Afghanistan, une décision prise en solo en 2021
MIRWAIS KHAN AMIRI/EYEPRESS VIA REUTERS CONNECT

Fin 2020, Sir Laurie Bristow reçoit de son employeur, le Foreign Office, une proposition qu’il n’attendait pas : ambassadeur de Sa Majesté à Kaboul. Le poste est à prendre en juin 2021. Il demande à réfléchir une semaine.

A 58 ans, cet homme à la voix calme, silhouette fine et cheveux gris sagement peignés, a derrière lui trente et un ans d’une carrière diplomatique distinguée, dont le dernier poste, ambassadeur à Moscou, n’a pas été un chemin de roses. Il sait que Kaboul est devenue l’une des villes les plus dangereuses du monde : les talibans sont en train de regagner du terrain vers la capitale, dont ils ont été chassés il y a près de vingt ans par une coalition menée par les Etats-Unis, et à laquelle son pays a participé.

Il se doute que sa mission sera intense et qu’elle consistera vraisemblablement à fermer l’ambassade du Royaume-Uni : le 29 février 2020, le président Donald Trump a conclu un accord avec les représentants des talibans à Doha (Qatar) promettant le retrait des forces américaines et de l’OTAN d’Afghanistan au plus tard le 1er mai 2021.

Accélération brutale des évacuations

Laurie Bristow accepte, bien sûr, après avoir consulté son épouse, qui non seulement ne le lui déconseille pas, mais lui demande si elle peut l’accompagner (ce sera non). « Il fallait bien que quelqu’un y aille », écrit-il dans un récit publié en 2024, Kabul : Final Call (« Kaboul : dernier appel », Whittles Publishing, non traduit). Il sera le dernier ambassadeur britannique en Afghanistan, à l’issue d’une mission de onze semaines, encore plus brève et plus dramatique qu’il ne l’avait imaginé.

Après son collègue français David Martinon, arrivé, lui, en 2018, et qui a livré à chaud son propre récit dans le livre Les 15 jours qui ont fait basculer Kaboul (L’Observatoire, 2022), Laurie Bristow décrit de l’intérieur l’incroyable tension qui règne dans ces semaines d’été, lorsque les Occidentaux se rendent compte qu’ils doivent brutalement accélérer leurs évacuations, celle de leurs ressortissants et celle des Afghans qui travaillent avec eux depuis vingt ans, car, comme une traînée de poudre, les talibans sont en train de reprendre le pays. Les villes tombent les unes après les autres, inexorablement. Bientôt, c’est le tour de Kaboul. L’armée formée par la coalition est en déroute. Sans crier gare, le président Ashraf Ghani, soutenu par les Occidentaux, s’enfuit vers les Emirats arabes unis en hélicoptère.

Malgré tous les efforts de planification, il faut quitter précipitamment la « zone verte », espace sécurisé dans lequel sont installés le gouvernement et les ambassades, pour gagner l’aéroport Hamid-Karzai, où les équipes s’installent dans des conteneurs pour gérer le flux des départs dans des conditions apocalyptiques et sous une chaleur infernale. Les images du chaos qui règne à l’aéroport, des Afghans désespérés qui s’accrochent aux ailes des avions en train de décoller, de l’attentat-suicide qui coûta la vie à 182 personnes, dont 13 soldats américains, resteront à jamais – comme les images du dernier hélicoptère quittant le toit de l’ambassade américaine de Saïgon, au Vietnam, en 1975 – celles d’un immense échec américain.

Laurie Bristow tire ce bilan sobre, mais sans appel : « La campagne de vingt ans menée par les Etats-Unis en Afghanistan s’est soldée par un échec, couronné par l’effondrement de la république que nous avions soutenue et par le retour au pouvoir des talibans que nous avions renversés après les attaques du 11-Septembre. »

La France a eu la sagesse de retirer ses dernières forces combattantes en 2014, après avoir perdu près de 90 soldats. Jean-Yves Le Drian se souvient d’être allé en éclaireur à Washington en 2012 pour préparer le terrain à l’exécution de cette promesse de campagne de François Hollande et avoir trouvé des interlocuteurs américains très compréhensifs. Paris fait valoir que la mission est pour l’essentiel accomplie ; les talibans ont été repoussés, et Oussama Ben Laden, l’architecte des attentats du 11-Septembre, a été tué dans un raid américain en 2011, au Pakistan.

En réalité, les Français n’y croient plus : « La situation me paraît sans issue, écrit François Hollande dans ses Mémoires (Bouleversements, Stock, 2022). L’alliance occidentale tente depuis des années de stabiliser un pays en proie à la lutte armée des talibans et aux dangereux accommodements des responsables locaux sans engendrer de succès définitif. » De plus, à partir de janvier 2013, les Français doivent s’engager sur un autre théâtre de la lutte antidjihad, le Sahel.

Négociation en solo

Mais, pour les Britanniques, l’enjeu est différent. Contrairement aux Français, ils ont accompagné les Etats-Unis dans la désastreuse guerre d’Irak et fournissent le plus gros contingent non américain en Afghanistan ; 457 de leurs soldats y sont morts. En toute logique, ils devraient être associés aux décisions sur le retrait d’Afghanistan. En juin 2011, en rendant hommage aux alliés impliqués en Afghanistan, le secrétaire américain à la défense Robert Gates a promis : « In together, out together » (« arrivés ensemble, nous partirons ensemble »).

Les choses vont se passer autrement. Pour commencer, Donald Trump négocie en solo son accord de retrait avec les talibans. En solo : non seulement les partenaires occidentaux ne sont pas consultés, mais le gouvernement afghan lui-même est tenu à l’écart des pourparlers – une condition posée par les talibans, que le président américain a acceptée.

Ce qui intéresse essentiellement le républicain, c’est de réussir là où Barack Obama a échoué ; il veut pouvoir entrer en campagne pour sa réélection en 2020 en se vantant de ramener les « boys » à la maison. Les modalités de l’accord importent peu. Laurie Bristow en identifie clairement les « failles fondamentales » : l’accord laisse l’initiative aux talibans en fixant un calendrier de retrait sans conditions et sans processus de paix. L’accord de Doha, résume le diplomate britannique, « offrait sur un plateau un énorme avantage stratégique aux talibans ».

Donald Trump perd l’élection de novembre 2020. Joe Biden hérite de son « deal » afghan et considère, avec son conseiller à la sécurité nationale, Jake Sullivan, qu’une seule alternative se présente : laisser passer le délai du 1er mai, c’est-à-dire repartir en guerre et donc renvoyer des troupes américaines en Afghanistan pour la vingtième année, ou bien appliquer l’accord sur le retrait. Il choisit de partir.

Le 14 avril, Biden annonce à ses compatriotes : « Le moment est venu de mettre un terme à cette guerre éternelle : à ce jour, 2 448 Américains ont été tués en Afghanistan, 20 772 [ont été] blessés. Je suis le quatrième président américain à assumer une présence militaire en Afghanistan. Je ne passerai pas cette responsabilité à un cinquième. » Le retrait s’effectuera donc entre le 1er mai et le 11 septembre – date symbolique. Se doutait-il que les talibans allaient reprendre le pouvoir ? « Nous savions qu’il y avait un risque à un certain point, répond aujourd’hui Jake Sullivan au Financial Times, mais nous n’avons jamais anticipé qu’ils déferleraient ainsi à travers le pays. »

De nouveau, républicaine ou démocrate, l’administration américaine prend sa décision seule. « Les Américains décident pour tous les autres, Afghans et alliés, notamment de l’OTAN, note David Martinon. S’ils se retirent, il va de soi que toutes les troupes étrangères se retirent. » Au lendemain du 11-Septembre, le président George W. Bush avait dit aux partenaires des Etats-Unis : « Le moment est venu de dire si vous êtes avec nous ou contre nous », et la solidarité avait fonctionné. Vingt ans plus tard, souligne David Martinon, « pour les Britanniques et les Allemands, qui ont les contingents les plus importants, la méthode du fait accompli est difficile à avaler, derrière les portes fermées des palais nationaux ». Ce n’est un secret pour personne : aucun contingent ne peut rester sans les Américains.

Rancœur à Paris et Berlin

Londres, en particulier, regrette que Joe Biden ne songe pas à renégocier l’accord de Doha et constate que le plan américain, ou plutôt l’absence de plan, anéantit le travail que les Britanniques ont patiemment mené avec le Pakistan. Sur place, l’ambassadeur Bristow constate aussi que, dans l’incertitude ambiante, il est totalement dépendant du calendrier de retrait américain sur lequel il n’a aucune prise, alors que des décisions logistiques cruciales sont à prendre. « Dans cette situation aussi instable et de plus en plus dangereuse, qui fixe l’agenda ? Qui a des moyens de pression sur qui ? », se demande-t-il.

Planifier l’évacuation de dizaines de milliers de personnes dans un tel environnement, et alors que l’étau taliban se resserre, est un défi titanesque. Britanniques et Français déploient des trésors de débrouillardise et d’expertise sécuritaire. « Que prévoyait le plan américain ? Impossible à dire », relève Laurie Bristow. La nuit du 1er au 2 juillet, les forces américaines abandonnent en catimini l’importante base aérienne de Bagram, sans même avertir leurs partenaires afghans. « En français et en russe, cela s’appelle “filer à l’anglaise”, et ce n’est pas un compliment, note amèrement l’ambassadeur britannique. Comme tout le monde, j’ai été surpris par la manière dont cela a été fait. Pour les Afghans, cela a été un symbole de lâchage et de trahison. » Le 15 août, les talibans prennent la base de Bagram. C’est le jour où la République d’Afghanistan s’effondre.

Le fiasco du retrait américain, dans lequel sont entraînés les partenaires des Etats-Unis, résonne dans le monde entier. A Washington, le président accuse le coup. Le journaliste Bob Woodward raconte, dans son livre War (« guerre », Simon & Schuster, 2024), que Bush, qui a lui-même vécu de très mauvais moments avec l’Irak, appelle Joe Biden pour compatir : « Ah, mon vieux, je comprends ce par quoi vous êtes en train de passer, lui dit-il. Moi aussi je me suis fait baiser par les types du renseignement… » Mais, à Londres et à Berlin, la rancœur explose. Lord Peter Mandelson, aujourd’hui ambassadeur britannique à Washington, dénonce dans la presse l’« humiliation » infligée par le « mépris de Biden » pour son premier allié et une « indifférence assourdissante » pour tous ses partenaires.

En Allemagne, l’engagement tout entier est vécu comme un désastre. Les services de renseignement allemands sont mis en accusation lorsque la presse révèle que les diplomates allemands à Kaboul ont appris par hasard, en découvrant que la sécurité de l’ambassade américaine dans la « zone verte » avait disparu, que le signal du retrait vers l’aéroport avait été donné. « Au gouvernement, on a commencé à débattre de la question : “Mais qu’est-ce qu’on fout là ?” » , raconte un diplomate allemand. Le ministre des affaires étrangères allemand Heiko Maas regrette que « les décisions de l’OTAN soient prises à Washington sans que Bruxelles ait son mot à dire » et révèle que l’administration Biden n’a tenu aucun compte des souhaits de ses alliés sur les conditions de retrait d’Afghanistan.

L’introspection britannique touche à quelque chose de plus profond : « L’image que nous avions de nous-mêmes comme puissance militaire et diplomatique au niveau mondial, résume Laurie Bristow. Et notre intérêt national vital d’être perçus par les Etats-Unis comme leur allié principal et indispensable, intérêt dans lequel les gouvernements successifs à Londres avaient tant investi depuis les années 1940. »

Une autre épreuve s’annonce. En faisant de l’Afghanistan, pendant toutes ces années, la priorité de sa politique étrangère, Londres a négligé la Russie. Or, même si Jake Sullivan s’en défend aujourd’hui, à Moscou, Vladimir Poutine observe ce piteux retrait américain d’Afghanistan et en conclut que la puissance américaine, durablement affaiblie, ne défendra pas ses alliés et ne s’opposera pas à ses visées expansionnistes. En cet été 2021, il fourbit ses armes en vue de l’invasion de l’Ukraine.

[Source: Le Monde]