Tour de France 2025 : l’alimentation des coureurs, une mécanique bien huilée
Depuis les années 1990, les équipes ont intégré dans leur staff des spécialistes de la nutrition, chargés d’élaborer les menus et de suivre les collations des coureurs à la calorie près, et selon le profil des étapes.

Dans l’espace exigu du camion Decathlon-AG2R La Mondiale – 3 mètres carrés à peine –, la cuisine de Maéva Paret-Peintre exerce un étrange pouvoir d’attraction. Derrière ses fourneaux, avec une simple plaque à induction, la diététicienne de l’équipe cycliste réalise la prouesse de nourrir huit coureurs professionnels pendant trois semaines. « C’est sportif », concède-t-elle. En ce mois de juin, une partie de la formation est en stage en altitude en Savoie pour préparer le Tour de France. Et, dans cette optique, l’alimentation est un élément essentiel.
Le dispositif est identique à celui déployé lors de la Grande Boucle, jusqu’au 27 juillet. La journée commence entre 7 h 30 et 8 h 30 – « pour les plus dormeurs » –, détaille Maéva Paret-Peintre, avec un moment-clé : le petit déjeuner. Riz au lait, omelette, céréales, pancakes, gaufres ou crêpes… Chaque athlète compose son assiette en fonction de ses besoins nutritionnels, liés notamment à sa masse corporelle, expose Julien Louis, le nutritionniste de Decathlon-AG2R La Mondiale.
L’objectif ? Faire des réserves en glycogène, glucide complexe indispensable au stockage et à la libération d’énergie. « Ce repas est important car il faut pouvoir le digérer avant la course mais avoir assez de calories pour tenir pendant cinq heures sur le vélo », résume le médecin, qui supervise et valide les menus de l’équipe pour chaque journée du Tour de France. Par risque d’inconfort digestif, les coureurs sont, par exemple, limités dans leur consommation de fibres – fruits et légumes – avant une étape.
Les steaks d’Eddy Merckx
« Rien n’est laissé au hasard, c’est la loi du haut niveau. Les athlètes peuvent se permettre quelques excès à la maison, mais ils doivent peser ce qu’ils mangent deux mois avant le grand départ », poursuit Julien Louis. Le grimpeur autrichien Felix Gall, 14e au classement général en 2024 est, de son propre aveu, « sensible au chocolat ». Le rouleur suisse Stefan Bissegger – qui a abandonné lors de première étape du Tour –, lui, « adore cuisiner chez lui »… Les deux coureurs, comme leurs coéquipiers, doivent ainsi régulièrement envoyer leurs mensurations au nutritionniste.
Dans le cyclisme, la nutrition a longtemps été empirique, basée sur l’expérience de chacun ou sur les habitudes et croyances de l’équipe. Maillot jaune en 1953, 1954 et 1955, Louison Bobet accordait une attention obsessionnelle à son alimentation, avec le concours de son masseur et entraîneur personnel Raymond Le Bert. En 2012, lors d’un entretien avec Stuart O’Grady, ancien champion d’Australie sur route et champion olympique sur piste, le « cannibale » Eddy Merckx, quintuple vainqueur du Tour de France (1969, 1970, 1971, 1972 et 1974), était revenu sur son régime. « On prenait un petit déjeuner léger, avec du fromage et du jambon, et ensuite on mangeait des steaks. C’était horrible, mais vous savez, c’était l’époque, on pensait qu’il fallait manger des steaks pour être fort, retraçait le Belge. C’était complètement fou. »
C’est dans les années 1990 que des experts du sujet commencent à être intégrés aux formations professionnelles et les premières recommandations nutritionnelles, fondées sur des études scientifiques, prises en considération. Une véritable révolution. « On croyait que seuls le matériel et l’entraînement étaient un levier sur la performance, analyse Stephen Barrett, le coach principal de Decathlon-AG2R La Mondiale. En dix ans, l’alimentation a autant évolué qu’en cinquante ans. »
L’équipe Sky a été pionnière
Grâce à sa stratégie des « gains marginaux », l’équipe britannique Sky (aujourd’hui Ineos Grenadiers) a été pionnière dans la décennie 2010, avec un suivi précis et une utilisation des mesures biométriques (analyses sanguines et tests de composition corporelle). « Il n’est plus possible de gagner le Tour de France avec une alimentation approximative », insiste le coach irlandais, qui précise avoir délégué cette charge à son nutritionniste : « avant, les entraîneurs avaient un droit de regard plus important ».
Dans l’équipe Decathlon-AG2R La Mondiale, c’est donc Julien Louis, de concert avec le staff médical, qui calcule les apports journaliers nécessaires aux coureurs. « On adapte les besoins en fonction de la difficulté des étapes, de la chaleur ou de la fatigue accumulée », dit le nutritionniste. Au cours d’une journée en montagne, le total calorique peut monter à 6 000 par coureur – alors que pour un homme adulte moyen, l’apport conseillé en énergie est d’environ 2 400 calories –, avec un accent porté sur les glucides (jusqu’à 1 kilogramme par jour).
Pour atteindre cet objectif, Maéva Paret-Peintre alterne, au dîner, pâtes – « non complètes car elles seraient trop riches en fibres » –, riz et pommes de terre, accompagnés d’une source de protéines – poisson, volaille ou viande rouge – et de légumes. « C’est difficile d’être vegan et de gagner le Tour de France », fait valoir Stephen Barrett, citant le cas de l’Australien Michael Storer (Tudor Pro Cycling).
Entre ses plats en Inox et ses casseroles qui pendent à des crochets, Maéva Paret-Peintre doit aussi composer avec les intolérances de chacun : l’un des cyclistes de Decathlon-AG2R La Mondiale ne peut, par exemple, pas manger de gluten. La faible capacité de stockage du camion de l’équipe la contraint à s’approvisionner auprès des hôtels, qui fournissent notamment les produits frais. « On essaye de consommer bio, local et des produits de saison », précise-t-elle.
Caféine et alcool sous contrôle
Si la nutrition lors des repas est importante, celle sur le vélo est primordiale. « Il faut ingurgiter 120 grammes de glucides par heure pendant une étape », explique Felix Gall. Un chiffre très élevé qui « pourrait entraîner de graves conséquences pour un non-initié », complète Jacky Maillot, directeur du pôle médical de Decathlon-AG2R La Mondiale. Gels et boissons d’effort – les coureurs boivent jusqu’à 12 litres d’eau et de boissons par jour – composent l’attirail du cycliste professionnel, qui doit également manger des barres énergétiques pour éviter des « crampes intestinales ».
Certains de ces compléments contiennent de la caféine, pour son effet ergogène puissant. Le nutritionniste porte une attention particulière à cette substance, « nuisible en cas d’excès », et limite la consommation quotidienne de cafés à quatre. L’alcool est quant à lui strictement prohibé. « La bière après l’effort, c’est un mythe, s’emporte Julien Louis. C’est impossible de contrôler ce que chacun fait, mais l’alcool n’apporte rien physiquement. »
Toutefois, il admet que ce contrôle rigoureux peut « entraîner des risques de troubles du comportement alimentaire »chez certains athlètes. « Il y a des mots qu’il ne faut pas employer et le sujet du poids, en particulier pour les grimpeurs, ne doit pas être au centre des discussions. Surtout, il ne faut pas faire de comparaison », conclut-il. Si l’alimentation joue un rôle-clé dans la performance, elle ne fait malheureusement pas tout : « Tout le peloton mange à peu près comme Tadej Pogacar [triple vainqueur du Tour de France et maillot jaune sortant]… seulement, il est plus fort. »
[Source: Le Monde]