« Il n’y a plus grand-chose qui nous lie, c’est presque hypocrite » : le retour parfois complexe au village pour ces jeunes partis à la ville

Chaque été, de nombreux jeunes partis pour leurs études ou leur travail reviennent dans le village où ils ont grandi. Joyeux ou teinté de malaise, le lien avec leur terre natale est souvent complexe.

Juil 6, 2025 - 17:26
« Il n’y a plus grand-chose qui nous lie, c’est presque hypocrite » : le retour parfois complexe au village pour ces jeunes partis à la ville
LEO KELER/HORS FORMAT POUR « LE MONDE »

Antoine Tribout, sac à dos de 44 litres sur le dos, est presque prêt. Il enfile ses santiags noires et claque la porte de son 13 mètres carrés aux Buttes-Chaumont, à Paris. Bien content de quitter la canicule, il trottine jusqu’à la gare de l’Est. Le bibliothécaire de 26 ans habite depuis trois ans dans la capitale. « C’est rare, mais j’ai réussi à poser huit jours », se réjouit-il. Pour rejoindre son village natal, Mussy-l’Evêque, en Moselle, il faut compter une heure et demie de train, puis vingt-cinq minutes de voiture « sur des routes bien étroites où tu serres les fesses si tu croises quelqu’un », plaisante-t-il. Là-bas, son oncle Gilles Weiland l’attend pour une partie de pêche et ses parents, Florence et Rémy, tous deux professeurs d’histoire-géographie, pour fêter son anniversaire.

Antoine Tribout, chez lui à Paris, le 29 juin 2025.
Antoine Tribout quitte son immeuble, à Paris, le 29 juin 2025.

Rentrer est un soulagement. Antoine aime bien « l’effervescence et le foisonnement culturel de la vie parisienne », mais les grands espaces lui manquent. Comme tous ses amis avant lui, il est parti pour trouver du travail, après un master d’histoire de l’art à l’université de Nancy. Pour beaucoup de jeunes ruraux, la poursuite des études après le bac signifie un départ : dans 7 cas sur 10, la formation visée se situe dans une grande ville. Au sortir du collège, 45 % de ces jeunes expriment l’envie de vivre ailleurs, chiffre qui grimpe à 59 % chez les élèves de terminale, selon le rapport de l’Institut Terram publié en mai 2024.

Dans le train pour la Moselle, Antoine scrute le paysage par la fenêtre : « On ne doit pas être loin de Reims, beaucoup de monocultures, d’immenses plaines céréalières. On voit bien l’impact du remembrement [rassemblement des terres au profit d’une agriculture productiviste] sur le paysage… », dit-il, en soupirant. Antoine médite également sur le vote Rassemblement national « dans toutes les mairies du Grand-Est… Là-bas, le racisme, c’est la norme, alors qu’à Paris ça ne passerait pas du tout ». Avec son oncle Gilles, qu’il s’apprête à retrouver, ils évitent le sujet. « Là-bas », c’est ce village « où il y a sûrement plus de vaches que d’habitants », et où Antoine a grandi heureux, dans une ancienne ferme retapée par ses parents. Il s’étonne parfois d’être devenu ce Parisien qui fréquente des expositions d’art contemporain dans des hangars à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne). Rien à voir avec les soirées du collège, entassés à plusieurs sur des canapés, dans les caves ou garages des uns et des autres.

Plus grand-chose pour les jeunes

Une voiture attend Antoine sur le parking de la gare de Metz, où il a fait toute sa scolarité à partir du collège. A l’intérieur, son père est assis, la climatisation à fond. Pendant le trajet, les souvenirs remontent : « Ici, c’était l’arrêt de mon bus scolaire », observe Antoine. « Qu’il ne fallait surtout pas rater ! », le coupe son père en se remémorant les courses-poursuites en voiture pour attraper le bus et faire monter la sœur d’Antoine, souvent en retard. Un peu plus loin, Antoine commente en riant : « Là, c’est le skatepark où j’ai compris qu’il fallait commencer à me saper avec des marques pour m’intégrer et être cool. » Et puis, encore quelques kilomètres plus loin, une serre : « J’y passais tous mes étés à faire du maraîchage. »

Rémy et Florence Tribout, attendent leur fils Antoine devant leur maison à Mussy-l’Evêque (Moselle). Le 29 juin 2025.

A la maison, Florence, la mère d’Antoine, fait mijoter un poulet aux olives. Le petit frère d’Antoine, Aubin, 17 ans, descend les escaliers. Ils échangent une accolade pleine de tendresse. Dans le salon, une étagère en bois à quatre niveaux exhibe tous les DVD qu’ils ont regardés gamins : L’Age de glace, Cars, La Nuit au musée, Toy Story. Pendant le repas, Antoine donne quelques conseils sur les meilleurs couteaux à choisir pour couper les tomates à son petit frère, lui aussi engagé, cet été, dans le travail à la serre.

Le temps presse. Antoine attrape sa casquette et sa crème solaire. Direction Sarralbe, une commune de 4 600 habitants où l’attend son oncle Gilles. Ancien travailleur dans le BTP, ce dernier a aujourd’hui monté son entreprise de travaux de maintenance dans l’éclairage public. Dans la voiture, Antoine confie être heureux de partir en pleine nature, « de faire des trucs impossibles à faire à Paris à cause du manque d’espace ». « Ici, c’est vraiment ma safe place, je me reconnecte vraiment avec une partie de moi-même », lâche-t-il le sourire aux lèvres et les mains accrochées au volant.

Son oncle l’accueille en tenue de pêche : tee-shirt militaire, short assorti, crocs bleu marine. Les chaises sont dépliées, les cannes déjà montées et la glacière est remplie de canettes de soda et de bouteilles de bière. « Officiellement, pour ma femme, on ne boit que de l’eau », blague Gilles. Les deux hommes n’ont pas pêché ensemble depuis douze ans. Pour Antoine, c’est une redécouverte. « Au deuxième à-coup, tu tires ! », lui rappelle Gilles, en montrant le bouchon qui frétille. Les libellules tracent des cercles au-dessus de l’eau verte. Pas facile d’avoir une discussion, ça mord sans arrêt, des gardons, des gobies et des ablettes…

Antoine Tribout pêche avec son oncle, Gilles Weiland, au bord de la Sarre (Moselle). Le 29 juin 2025.

Gilles ne comprend pas comment son neveu peut vivre à Paris. « J’aurais bien du mal à vivre à la ville », précise celui qui se dit « traumatisé » d’un passage à la capitale : « A peine arrivé, j’ai vu une touriste asiatique se faire arracher son sac dans le métro. » Il préfère le petit matin à la campagne, « quand tu viens pêcher et que le soleil te tape doucement sur la visière », mais concède que, pour faire la fête, il n’y a plus grand-chose pour les jeunes : « Les deux boîtes de nuit ont fermé il y a dix ans, alors maintenant faut aller en Allemagne… »

Une ablette pêchée au bord de la Sarre (Moselle). Le 29 juin 2025.

« J’ai tout misé sur mon départ »

L’absence de lieux de rencontre, c’est ce qui a poussé Pauline (elle n’a pas souhaité donner son nom de famille, comme d’autres personnes citées) à quitter à 17 ans Sorède (Pyrénées-Orientales), 3 500 habitants, près de Perpignan, pour partir seule à Paris. Un petit village coupé en deux par un pont, « sans supermarché, sans bus, sans bistrot », raconte la jeune femme de 25 ans. « Retourner là-bas, c’est une violence », tranche celle qui n’a pas revu son village natal depuis l’été 2024 : « J’ai tout misé sur mon départ, qui était une vraie libération. Je me suis toujours sentie différente des gens du coin. »

Pauline découvre alors la vie parisienne, le manque d’argent, la fatigue, les sollicitations permanentes, mais ne regrette pas son choix. Aujourd’hui devenue photographe, elle continue à rendre visite à son père, notaire, et à sa mère, institutrice. A chaque fois, la perspective du retour lui donne des cauchemars. « Il me faut plusieurs jours pour m’en remettre. Je n’ai plus rien en commun avec mes anciens amis. Ils ont soit commencé à travailler tôt, soit fait des enfants. Il n’y a plus grand-chose qui nous lie, c’est presque hypocrite. »

Le sac de voyage d’Antoine Tribout dans sa chambre, chez ses parents à Mussy-l’Evêque (Moselle). Le 29 juin 2025.

Judith, 24 ans, a besoin d’une « préparation psychologique » avant de rentrer dans son village natal en Savoie, Les Echelles, 1 200 habitants. « Je mets le gilet pare-balles », résume celle qui ne s’est « jamais sentie appartenir à 100 % à ce lieu ». « J’étais la seule personne racisée de mon école. Très vite, j’ai eu envie d’aller vers des endroits qui me ressemblaient davantage. » A 17 ans, elle part s’installer à Chambéry. Aujourd’hui, elle réside à Marseille et travaille dans la médiation culturelle. Elle s’apprête à revenir dans son village le temps d’un week-end, pour le 14-Juillet. « Je suis contente de retrouver mon chien et les montagnes, qui me rassurent et me protègent. Mais je me prépare aussi à affronter les jugements. Par exemple, j’ai fait le choix de ne plus m’épiler. A chaque retour, je sens les regards pesants sur moi… », note-t-elle.

Dans la chambre d’enfant d’Antoine Tribout à Mussy-l’Evêque (Moselle), le 29 juin 2025.

Comme l’explique le sociologue Benoît Coquard, auteur du livre Ceux qui restent (La Découverte, 2019), une enquête sociologique sur les jeunes qui restent vivre dans les campagnes, « quand un jeune s’engage à construire une trajectoire vers des métiers peu valorisés dans son milieu d’origine, il rompt souvent avec ce dernier. On se projette alors vers d’autres appartenances sociales, et c’est ainsi que la rupture s’installe ».

Alors que le soleil décline doucement sur la rivière, Gilles regarde Antoine et lui lance : « La prochaine fois que tu viens, je t’apprends à faire les nœuds des hameçons. Et, si tu réussis, je t’offrirai ta canne à pêche ! » Revenir pour tisser des liens, c’était le projet d’Antoine. Il semble bien parti.

[Source: Le Monde]