Mort du streameur Jean Pormanove : derrière Kick, un casino « crypto » australien et deux jeunes milliardaires
La plateforme de vidéos en direct est née comme un projet satellite d’un des plus grands sites de jeux d’argent en ligne, Stake. Dès le départ, une modération plus lâche faisait partie de son ADN.

Kick, la plateforme de vidéos sur laquelle la mort du streameur Jean Pormanove a été diffusée en direct lundi 18 août, ne fait aucun bénéfice. Mais elle est adossée à un puissant empire du jeu : Stake, l’un des plus importants sites de jeux d’argent et de paris au monde, qui revendiquait en 2024 un chiffre d’affaires de 2,6 milliards d’euros.
Kick et Stake ont été créés par le même duo d’entrepreneurs : Ed Craven, un Australien de 30 ans, et Bijan Tehrani, 32 ans, un Américain d’origine iranienne. Les deux hommes se sont connus à la fin des années 2000, alors qu’ils habitaient à des milliers de kilomètres l’un de l’autre, sur les serveurs du jeu de rôle en ligne Runescape. Ce dernier avait la particularité d’avoir un système économique interne très développé, fondé sur des pièces d’or virtuelles. Les deux hommes disent en avoir été bannis après y avoir monté un casino en ligne.
En 2013, ils lancent un site de jeu de dés qui permet de miser des bitcoins – la cryptomonnaie vaut à l’époque moins de 20 euros. Baptisé Primedice, le site opère sans licence, dans une sorte de vide juridique et fiscal, et son succès ira croissant avec l’envolée des cours du bitcoin. Les bénéfices permettent aux deux hommes de lancer un projet plus ambitieux en 2017 : Stake, une plateforme complète de paris et de jeux d’argent, sur laquelle on peut miser aussi bien avec de l’argent classique qu’avec des cryptomonnaies.
Drake comme ambassadeur
En quelques années, Stake devient l’une des plus grandes plateformes de jeux d’argent au monde. « Les gens se demandent depuis des années quelle sera l’application révolutionnaire pour les cryptomonnaies, analysait Bijan Tehrani auprès du magazine Forbes en octobre 2024. Eh bien, ce sont les jeux d’argent. »
Stake doit aussi son succès à un marketing ultra-agressif. L’entreprise a été régulièrement accusée de s’approprier massivement des messages viraux pour faire sa promotion, et n’hésite pas à jouer la provocation. En février, elle annonce mettre fin à ses opérations au Royaume-Uni, où elle sponsorisait notamment l’équipe de football d’Everton en Premiere League, après le scandale national provoqué par sa dernière publicité, dans laquelle une star du porno promettait de coucher avec 180 hommes. La plateforme est largement interdite aux Etats-Unis et en Europe, y compris en France où son site est bloqué, mais est très populaire en Amérique latine. Elle y sponsorise des sportifs renommés, notamment des combattants d’arts martiaux mixtes.
Mais c’est surtout grâce aux vidéos en direct que Stake se fait connaître. Pendant des années, elle utilise beaucoup les services de Twitch, la plus populaire plateforme de vidéos live, propriété d’Amazon. C’est là que la superstar canadienne Drake, avec laquelle Stake a signé en 2021 un accord de partenariat de 100 millions de dollars par an, en fait notamment la promotion lors de ses directs. Mais tout bascule à la fin de 2022, lorsque Twitch durcit ses règles en matière de vidéos de jeux d’argent et interdit les diffusions de Stake. En décembre de la même année, Ed Craven et Bijan Tehrani lancent alors leur propre plateforme concurrente : Kick. Les directs des « ambassadeurs » de Stake se font désormais sur cette plateforme, devenue centrale dans le marketing du casino en ligne.
Pour se distinguer de Twitch, qui est de loin le numéro 1 du secteur, Kick casse les prix – et les codes. La plateforme promet aux streameurs de leur reverser 95 % des revenus publicitaires, contre 50 % sur Twitch ; elle affiche aussi des règles de modération bien plus tolérantes que son concurrent, notamment en matière de jeux d’argent ou de vidéos « sexy ». Des normes plus lâches qui en font une destination logique pour des influenceurs bannis de Twitch, comme la très populaire streameuse Amouranth ou l’activiste masculiniste et militant pro-Trump Adin Ross. Ce dernier, qui a également investi directement dans Kick, a affirmé mercredi que Drake et lui-même financeraient les obsèques de Jean Pormanove.
Une licence du Curaçao
Les deux cofondateurs empruntent parfois au style d’Elon Musk, en se présentant, malgré les milliards de chiffres d’affaires de Stake, comme des Petit Poucet confrontés à l’ogre Twitch, voire les victimes d’un complot. « Les gens l’ignorent, mais Twitch n’a jamais interdit les jeux d’argent. Ils nous ont juste interdits nous », assurait, fin 2024, Bijan Tehrani. Trois autres sites avaient pourtant été interdits par le géant du streaming le même jour que Stake. En août 2024, lorsque Adin Ross avait accueilli Donald Trump en direct sur sa chaîne Kick, l’homme d’affaires avait également salué la rencontre d’un très muskien : « Les médias mainstream sont morts. »
Bijan Tehrani et Ed Craven vivent principalement à Melbourne, où les sièges de Stake et de Kick sont installés. Si Stake opère en utilisant une licence du Curaçao, devenu le paradis des services de jeu d’argent en ligne, l’entreprise paye des impôts en Australie et ses cofondateurs semblent avoir amorcé une quête de respectabilité. Longtemps, Ed Craven a utilisé un pseudonyme pour toutes ses interactions avec les clients, et se déplaçait avec des gardes du corps. Aujourd’hui, il parle désormais volontiers à la presse australienne et n’a pas cherché à cacher qu’il était l’acquéreur d’une des plus chères résidences du quartier chic de Toorak, à Melbourne. La fortune personnelle des deux hommes est estimée à environ 2,5 milliards d’euros chacun.
Stake et Kick ont beau avoir leur siège en Australie, Stake n’opère pas dans son propre pays, faute de licence adaptée. En Europe, Kick ne semblait avoir aucun responsable juridique – pourtant une obligation légale – jusqu’à la mort de Jean Pormanove et la nomination surprise, mercredi, d’un référent à Malte. Stake a été visée par de multiples procédures judiciaires au fil des années : au moins deux plaintes ont été déposées contre elle aux Etats-Unis, l’accusant d’avoir cherché à contourner la loi américaine lui interdisant de proposer ses services dans le pays. L’entreprise conteste ces accusations.
[Source: Le Monde]