Wegovy, Mounjaro… : les médicaments antiobésité arrivent chez les médecins généralistes

L’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé a décidé d’élargir la prescription de ces traitements, non remboursés par l’Assurance-maladie, et d’abaisser le seuil d’obésité pour y avoir accès. Une décision qui fait craindre des mésusages.

Août 26, 2025 - 03:19
Wegovy, Mounjaro… : les médicaments antiobésité arrivent chez les médecins généralistes
SÉVERIN MILLET

Jusqu’à peu, les patients d’Aurore Baudoin-Haloche, généraliste marseillaise, ne réclamaient pas de médicament précis lorsqu’ils venaient la consulter. Mais, depuis quelques semaines, cela lui arrive régulièrement avec les analogues du GLP-1 (pour hormone glucagon-like peptide-1), ces traitements contre l’obésité, commercialisés depuis octobre 2024, notamment sous l’étiquette « Wegovy » ou « Mounjaro ». Ces molécules, qui portent en elles la promesse d’une perte de poids importante, peuvent, depuis le 23 juin, être prescrites directement par les médecins généralistes.

Jusqu’alors, la prescription initiale – uniquement sur ordonnance – était réservée aux spécialistes : endocrinologues, diabétologues et nutritionnistes. « En un mois, j’ai eu beaucoup de demandes, au moins quatre ou cinq patients, ça commence à se savoir. Mais ce n’est pas un médicament que je donne en première consultation, avertit la généraliste. C’est un produit assez magique qui fait maigrir rapidement, mais, s’il n’est pas accompagné d’une forte motivation pour suivre en même temps un régime et une pratique sportive, dès qu’on l’arrête, les kilos reviennent. »

En effet, ces médicaments, administrés par injection sous-cutanée, doivent être accompagnés d’une modification du mode de vie : alimentation et activité physique, comme le prévoit d’ailleurs l’« indication » pour le prescrire. La praticienne, qui travaille avec une endocrinologue, a d’abord demandé à ses patients de remplir un carnet nutritionnel et d’amorcer une perte de poids, pour au moins quelques mois. Elle n’a prescrit la solution médicale qu’à un seul patient qui remplissait déjà ces conditions.

Les analogues du GLP-1, qui comprennent notamment le sémaglutide (Ozempic et Wegovy du laboratoire danois Novo Nordisk), le tirzépatide (Mounjaro du laboratoire américain Lilly) et le liraglutide (le Saxenda, de Novo Nordisk, autorisé en France depuis 2021 mais non remboursé par la Sécurité sociale), sont déjà utilisés depuis plusieurs années comme antidiabétiques. Ils imitent une hormone intestinale naturelle impliquée dans la régulation de la glycémie, stimulent la sécrétion d’insuline, ralentissent la vidange gastrique et augmentent la sensation de satiété, entraînant une perte de poids significative.

Le scandale du Mediator en tête

S’ils sont efficaces, ces traitements ont un coût : environ 300 euros par mois selon les pharmacies. Et malgré un avis favorable de la Haute Autorité de santé (HAS), ils ne sont pas encore remboursés par l’Assurance-maladie. « Ceux qui nous en demandent se sont renseignés, ils ont les moyens », indique la médecin, dont la patientèle est « plutôt aisée ».

Chez d’autres confrères généralistes, le ton est néanmoins plus réservé. « On est encore dans l’expectative », reconnaît le docteur Romain Bossis, à La Roche-sur-Yon. Sur son territoire, il n’a pas encore effectué de prescriptions ni rencontré de demande de ses patients. « Je n’ai pas eu de formation sur ces médicaments, il n’y a pas encore d’avis de nos sociétés savantes, souligne-t-il. A part des médecins déjà très engagés sur la nutrition et l’accompagnement du surpoids, je vois mal les généralistes le prescrire en masse. »

Lui comme d’autres le rappellent, tous ont en tête, sur les questions de poids et de traitement antiobésité, des précédents malheureux, en particulier le cas extrême du scandale du Mediator, détourné de ses indications. Comme tous les médicaments, les analogues du GLP-1 ne sont pas exempts d’effets indésirables (nausées, vomissements, constipation pour les moins graves, pancréatite aiguë pour les plus graves) obligeant des patients à arrêter le traitement.

Dans leurs rangs, on le confirme : « Ce n’est pas la ruée », témoigne Anne-Sophie Joly, présidente du Collectif national des associations d’obèses, en premier lieu en raison du « frein » du prix. « Pour le moment, tout le monde est très prudent et les médecins ne sont pas formés à l’obésité, constate-t-elle. Nous sommes un peu à l’aveugle, c’est sûr, et c’est tout l’enjeu des innovations thérapeutiques, mais on a tellement attendu avant de faire quelque chose sur l’obésité, alors qu’il y a urgence à tous les niveaux ! »

Plus de huit millions d’adultes

Il est évidemment trop tôt pour dresser un bilan, mais ces dernières semaines n’ont donné lieu à aucune alerte, rapporte-t-on à l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), qui rappelle qu’un système de « vigilance élevée » a été mis en place.

Pourquoi l’ANSM a-t-elle décidé de cet élargissement aux médecins généralistes ? Après neuf mois de commercialisation de ces médicaments et en l’absence de remontées nouvelles, l’organisme a justifié sa décision : « Améliorer l’accessibilité de ces traitements pour les patients », alors que beaucoup n’ont pas accès à un médecin spécialiste.

Or, l’enjeu est de taille : en France, l’obésité touche 17 % de la population adulte, soit plus de huit millions de personnes, avec un impact plus marqué dans les catégories les plus défavorisées. Une question de santé publique se pose, l’obésité étant associée à un risque accru de nombreuses pathologies : diabète de type 2, maladies cardiaques, hypertension artérielle, certains cancers…

D’autres arguments plaidaient en faveur de cet élargissement aux généralistes, pour ces molécules qui existent sur le marché depuis quinze ans pour le diabète, et qui sont déjà utilisées contre l’obésité depuis 2021 avec le Saxenda, rappelle Jean-Luc Faillie, pharmacologue, directeur du centre régional de pharmacovigilance de Montpellier et expert auprès de l’ANSM. « On a déjà un recul assez important, souligne-t-il. On a pu déterminer des effets indésirables attendus [nausées, vomissements, diarrhées] et le système de pharmacovigilance, basé sur la déclaration d’événements indésirables par les professionnels de santé et les patients, fonctionne. »

Du côté de l’ANSM, on ne cesse de rappeler certaines règles : ces traitements « ne doivent pas être utilisés pour la perte de poids à des fins esthétiques, c’est-à-dire pour la perte de poids chez des personnes sans surpoids ni obésité etqui n’ont pas de problèmes de santé liés au surpoids ». Car, au-delà de l’élargissement intervenu en juin, le public potentiel s’est lui aussi étendu. Aux médecins spécialistes, en octobre 2024, l’ANSM avait demandé de limiter la prescription aux patients souffrant d’obésité sévère (IMC – le poids divisé par la taille au carré – supérieur ou égal à 35).

Mais, en juin, ce seuil a été abaissé à un IMC supérieur à 27, avec comorbidité, ou supérieur à 30 [ce que prévoit l’autorisation de mise sur le marché]. Soit des patients obèses, donc, mais aussi en surpoids. Quelque 15 millions de personnes pourraient potentiellement être concernées, évalue un expert souhaitant conserver l’anonymat – aujourd’hui, 46 % des Français sont en surpoids (IMC supérieur à 25), selon l’Assurance-maladie, dont près d’un tiers en situation d’obésité (IMC supérieur à 30).

« Il existe un risque de mauvais usage »

A l’aune de ces changements, combien de patients ont entamé un traitement ces dernières semaines ? Une accélération s’est-elle fait sentir depuis juin ? Il n’existe pas de données nationales permettant de suivre cette évolution. Et, à ce jour, les laboratoires ne communiquent pas de chiffres.

Seule la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France dispose d’indicateurs issus d’une enquête menée par l’entreprise américaine Iqvia à partir des remontées de 13 000 officines (sur 20 000). Selon cette étude, pour la boîte de Wegovy, vendue en moyenne à 265 euros en juin, la progression reste constante, avec environ 23 000 unités vendues en juin, contre 12 900 quatre mois plus tôt et près de 4 000 en octobre 2024. Pour le Mounjaro, l’augmentation se poursuit également, avec 421 unités vendues en novembre, 3 400 en février, 15 100 en juin.

La surveillance de ces produits passe aussi par la pharmaco-épidémiologie, qui se base sur les données de l’ensemble de la population, rapporte l’épidémiologiste Mahmoud Zureik, à la tête du laboratoire Epi-Phare, chargé de cette mission auprès de l’ANSM et de la Caisse nationale de l’Assurance-Maladie. Mais le professeur de santé publique l’admet : « Sur ces médicaments, la surveillance est loin d’être optimale. Comme ils ne sont pas remboursés, nous n’avons pas la trace de leur utilisation dans le système national des données de santé, nous ne sommes donc pas pour l’instant en mesure d’étudier qui sont les patients qui y ont recours, leurs caractéristiques, ou de lier cette consommation à des éventuels effets indésirables, s’il y en a. » L’équipe d’Epi-Phare peut en revanche suivre les 8 000 patients auxquels la prescription de Wegovy a été faite dans le cadre d’un « accès précoce », avec une gratuité du traitement.

Selon les experts, la vigilance doit être de mise. Et de nombreuses questions restent encore sans réponse : combien de temps faut-il prendre ce médicament ? Toute la vie ? Que se passe-t-il lorsqu’on arrête le traitement ? Quel est l’effet « rebond » ? Sans compter les effets à long terme sur le métabolisme, le système digestif… Les essais thérapeutiques ont montré des gains immenses, mais dans des conditions précises très encadrées : quid des patients qui n’assortiront pas leurs injections hebdomadaires d’une modification de leur mode de vie ?

« Ce qui me préoccupe, c’est le mésusage, c’est-à-dire l’usage en dehors des indications, là où le bénéfice thérapeutique, qui fait qu’on accepte un certain nombre de risques associés, devient incertain, voire nul, explique Jean-Luc Faillie. Et il est certain que cet élargissement favorise le mésusage, avec trois facteurs qui se conjuguent : une obsession sociétale de la minceur qui demeure, un médicament efficace pour perdre du poids relativement facile d’utilisation avec des résultats visibles rapidement et une publicité importante qui lui est faite. »

« Avec l’élargissement de la prescription à tout médecin, il existe un risque de mauvais usage, de déception, voire de complications, l’amaigrissement trop rapide favorisant la dénutrition et les calculs de la vésicule biliaire », abonde Olivier Ziegler, professeur émérite de nutrition au Centre spécialisé de l’obésité du centre hospitalier régional universitaire de Nancy. Il préconise plus de formation des professionnels, la mise en place d’équipes et de parcours de soins incluant des patients partenaires. Il est certain que « cette décision [de l’ANSM] répond aussi à une pression économique et sociétale majeure ».

Le professeur Pierre Cochat, président de la commission de la transparence de la HAS, se dit lui aussi « inquiet » face au risque de mésusage. « Cela ne me choque pas qu’on élargisse aux médecins généralistes pour en faciliter l’accès, dit-il. Mais il faut rester prudent. » « C’est un traitement de deuxième intention, dont l’efficacité n’est prouvée que dans ce cadre », ajoute-t-il, soit après une prise en charge nutritionnelle qui a échoué (moins de 5 % de perte de poids en six mois), avec régime et activité sportive. « La crainte est forcément qu’il soit désormais plus facilement prescrit en dehors de cette indication. »

Négociation sur le remboursement

En décembre 2024, la HAS a donné un avis favorable au remboursement du Wegovy contre l’obésité chez l’adulte ayant un IMC supérieur ou égal à 35, soit une population « cible » évaluée entre un et deux millions de personnes, selon le document d’évaluation. « A ce stade, c’est dans cette population souffrant d’obésité sévère que le bénéfice a été démontré en termes de réduction de la morbi-mortalité cardiovasculaire », souligne le professeur Cochat. L’évaluation de la HAS sur le Mounjaro, dont l’effet sur la perte de poids apparaît supérieur, est attendue d’ici à la fin 2025.

Chez les patients comme chez les médecins, l’enjeu du prix de ces traitements et de leur remboursement est essentiel. « Cet aspect “non remboursé” percute pas mal nos habitudes, reconnaît Olivier Saint-Lary, président du Collège national des généralistes enseignants, la société savante de la spécialité, dont le conseil scientifique devrait travailler à un avis dans les prochains mois. Soit un médicament a des bénéfices cliniques démontrés, et il est remboursé, soit il n’a pas de bénéfices jugés suffisants, et il ne l’est pas… Là, on est dans une zone qui met tout le monde dans une situation inconfortable. »

Difficile d’imaginer que le remboursement pourra, demain, intervenir pour une population aussi étendue. C’est tout l’enjeu de la négociation qui doit s’ouvrir entre l’Etat et les laboratoires. La HAS doit encore rendre une dernière analyse, d’ici à quelques semaines, sur l’évaluation médicoéconomique du Wegovy avant que la discussion s’enclenche véritablement entre les ministères de la santé, de l’économie, l’Assurance-maladie et les laboratoires, au sein du comité économique des produits de santé. Une séquence qui, au vu des enjeux économiques et de santé publique, promet d’être extrêmement intense.

[Source: Le Monde]