L’IA sème la zizanie dans le monde des fanfictions

Les auteurs de fanfictions voient souvent d’un mauvais œil l’émergence de récits générés par intelligence artificielle. Une technologie qui bouscule les valeurs des communautés de fans.

Août 7, 2025 - 07:16
L’IA sème la zizanie dans le monde des fanfictions
SOLÈNE REVENEY / « LE MONDE »

CariGem18 voulait une histoire mêlant l’univers de la saga Harry Potter à celui de la série télévisée House of the Dragon. Plus spécifiquement, il fallait que le personnage de Drago Malfoy se réveille dans le corps de Lucerys Velaryon. Qu’à cela ne tienne : elle a utilisé le robot conversationnel ChatGPT pour générer un texte de 75 000 mots, soit 33 chapitres. Sa toute première fanfiction, qui a généré plus de 33 000 clics et 170 commentaires, pour la plupart enthousiastes : « J’adore », « Beau boulot », « Bien écrit ! ».

Quand les lecteurs l’interrogent sur l’usage de l’intelligence artificielle (IA), dont elle ne fait pas mystère, elle répond : « Chaque rebondissement et chaque décision liée aux personnages viennent de moi. L’IA m’a juste servi à sortir cette vision de ma tête. » « Traduction : “Je n’ai rien écrit de tout ça, j’ai utilisé une machine à plagiat pour le faire à ma place.” », rétorque, amère, une internaute*.

Depuis 2022, l’émergence des générateurs de textes par IA sème la zizanie dans le monde des fanfictions, ces textes de fans s’inspirant d’une œuvre pour la prolonger, la compléter ou la modifier. « L’IA est un sujet très délicat dans la communauté. Les discussions peuvent vite devenir houleuses », observe Fah. A 25 ans, cette habitante des Hauts-de-France a signé une trentaine de récits et fait partie de l’équipe bénévole du site Fanfictions.

Pour elle, « la plus grosse crainte » des auteurs de fanfictions est de voir leurs créations aspirées pour nourrir de grands modèles de langage. Les textes ainsi générés « porteraient donc “l’ADN” de nos propres écrits, en étant utilisés possiblement à des fins commerciales », déplore cette fan de The Elder Scrolls et du Seigneur des anneaux.

Une inquiétude fondée : à la fin de 2022, une autrice avait démontré que Sudowrite, un outil alors fondé sur GPT-3, s’était nourri de fanfictions, car il était capable de produire des contenus utilisant le vocabulaire très spécifique de l’Omégaverse, un univers exclusif aux fanfics.

Economie du don

« Les fanfictions sont récupérées par des moteurs à but lucratif, ce qui s’oppose fondamentalement aux valeurs des communautés de fans, analyse Sébastien François, sociologue des médias à l’Université catholique de l’Ouest (UCO) Nantes. Les fans se placent dans une économie du don : ils offrent aux autres ce qu’ils produisent. Tandis qu’avec l’IA, il y a une prédation, découverte après coup, qui ne respecte pas les codes de la communauté. » Fah se sent d’autant plus lésée qu’il est « facile de profiter du contenu créé par des amateurs, puisqu’[ils n’auraient] aucune légitimité à porter plainte ».

N’est-ce pas paradoxal, pour des auteurs dont la production consiste à s’inspirer des œuvres des autres, de reprocher à l’IA de se nourrir de leurs propres travaux ? « Il y a une forme d’ironie là-dedans, concède BakApple, 27 ans, elle aussi membre de l’équipe de Fanfictions. Mais contrairement à un texte généré par un modèle de langage, on a fourni un travail de réflexion. On a écrit, relu, corrigé… »

Cette fan des jeux vidéo Monster Hunter et The Elder Scrolls, qui habite en région bordelaise, affirme se tenir « le plus loin possible » des logiciels d’IA. Toutefois, elle reconnaît s’en être servie « une seule fois », un jour de page blanche, pour trouver « des idées de cheminement entre les scènes » qu’elle avait imaginées. « C’était une béquille pour mon travail de réflexion, mais pas pour mon travail d’écriture. »

« Ecrire, c’est très dur »

Comme beaucoup d’autres, BakApple ne voit pas d’un très bon œil l’arrivée de fanfictions générées par IA. Pour autant, elle ne prône pas leur interdiction sur Fanfictions, mais aimerait que leurs auteurs les présentent au moins comme telles.

Sur certains espaces, à l’instar du forum Reddit consacré à la future série Harry Potter, les contenus générés par IA sont bannis. Archive of Our Own (AO3), un site de référence n’abritant pas moins de 15 millions de fanfictions, a, pour sa part, décidé de les autoriser : « Nous considérons actuellement qu’il s’agit d’un type d’œuvre que nous devons préserver, conformément à notre mission », écrit l’organisation.

« Ecrire, c’est très dur », explique sur AO3 Dedsocks, qui publie des fanfics sur Harry Potter et Twilight à l’aide de l’IA. « J’utilise l’IA parce que je veux lire des contenus précis et qu’ils n’existent pas. » CutieSyakekochan, de son côté, confie à ses lecteurs qu’elle ne se sent « pas capable » de coucher ses idées sur papier : « Dans mon cas, j’ai le choix entre utiliser l’IA pour m’aider à écrire… ou tout simplement ne pas écrire du tout. »

D’autres génèrent des textes sans pour autant les publier. En avril, l’autrice Ellesthots rapportait, sur Reddit, une anecdote sidérante : une lectrice, impatiente de connaître la suite de la fanfiction qu’elle publiait chapitre après chapitre depuis deux ans, avait fait écrire la suite par ChatGPT, pour ne pas avoir à attendre…

« Dynamiques sociales »

L’utilisation de l’IA pour générer des fanfics – souvent le fait de nouveaux venus, si l’on en croit une étude publiée en juin – ébranle les règles implicites des communautés de fans. « Il y a un travail collaboratif dans les fanfictions, avec des relecteurs, les commentaires, rappelle Mélanie Bourdaa, professeure en communication à l’université Bordeaux-Montaigne, spécialiste des études de fans. Si le nombre de textes générés par IA se développe, on risque de perdre toutes ces dynamiques sociales. »

Pour Sébastien François, il y a fort à parier que la pratique va s’accentuer, car les fans, souligne-t-il, sont traditionnellement des early adopters, qui s’emparent rapidement des nouvelles technologies. Au point d’imaginer que, bientôt, les fans se contenteront de demander à l’IA des fanfictions sur mesure, qu’ils consommeront dans leur coin ? « Cela reste à voir », nuance le chercheur. En tout cas, « ce nouvel outil interroge leur réelle motivation dans l’écriture et la lecture de ces textes, ainsi que la nature de leur engagement dans la communauté. Il pose la question de savoir ce qu’est la fanfiction. »

[Source: Le Monde]