« Guava girl », « rat girl », « goblincore » ou « dark academia » : ces « aesthetics » numériques qui ont émergé sur TikTok
De nouvelles tendances de style aux noms improbables apparaissent chaque été sur le réseau. Une émanation éphémère de ces atmosphères visuelles héritées des Tumblr et Pinterest des années 2010, qui permettent d’affirmer ses goûts et son identité.

Vous portez beaucoup de blush rose cet été ? Vous passez peut-être sans le savoir un guava girl summer (« été de meuf goyave »). Vous préférez la dolce vita méditerranéenne ? Joyeux tomato girl summer à vous. Ou, fêtarde, vous voulez perdre la notion du temps et des codes sociaux ? Alors vous vivez un rat girl summer, sauf si vous écoutez la chanteuse britannique Charli XCX, auquel cas, c’est un brat summer.
Sur le fil TikTok, chacune de ces expressions est illustrée d’une ribambelle de photos aux couleurs assorties, souvent accompagnées de suggestions d’activités ou de tenues vestimentaires « typiques » : la guava girl est synonyme de plage et de vêtements roses, tandis que la rat girl est définie par sa capacité à danser sans tenir compte de son apparence. Parfois, ces vidéos et carrousels d’images vous interpellent : « Et vous, quelle est votre aesthetic ? »
Les « aesthetics », terrain d’expression personnelle
Remises au goût du jour par le réseau social chinois, les aesthetics sont ces atmosphères visuelles cohérentes aux surnoms atypiques, très populaires sur les blogs Tumblr et les tableaux d’inspiration Pinterest depuis les années 2010, puis sur Instagram.
Si, l’été, elles tendent à surfer sur l’expression hot girl summer (« été de meuf canon ») créée par la rappeuse américaine Megan Thee Stallion en 2019, elles sont aussi souvent reconnaissables à leur suffixe en « core » (« noyau », en anglais). Au bucolique cottagecore (en référence aux maisons de campagne) d’il y a quelques années ont ainsi succédé de nombreux mots-valises, comme l’aesthetic religieuse du catholiccore, le surréaliste weirdcore ou le grandpacore, qui mêle pulls en laine et souliers en cuir.
Pour Guilherme Giolo, chercheur à l’université Erasme de Rotterdam qui a travaillé sur la culture des aesthetics Internet, il s’agit avant tout d’une manière de classifier, de « créer de la cohérence visuelle ». Elles permettent d’affirmer ses goûts visuels, mais aussi culturels : avec ces nouveaux mots-clés sont recommandés des chansons, des films ou des livres, en s’appuyant moins sur leur genre artistique que sur leur ambiance visuelle ou sonore.
Les adeptes de la dark academia, une aesthetic généralement définie par des atmosphères mystérieuses, scolaires et automnales, sont ainsi des amateurs en puissance de Harry Potter ou du film Le Cercle des poètes disparus. Les fashionistas et adeptes de Vinted, elles, pourront vendre leur robe à fleurs en l’accompagnant du hashtag #cottagecore ou trouver une jupe en tulle avec le mot-clé #balletcore. Même la plateforme Spotify propose désormais des playlists aux doux noms de « Pink Pilates Princess mix » ou « Goblincore ».
Par extension, l’aesthetic peut même être utilisée pour se définir, pour « organiser sa vie » tout en la rendant plus romanesque, souligne Guilherme Giolo. Cette « aesthetic de vie (…) permet souvent de donner un nom à quelque chose qu’on aimait déjà, et de se reconnaître entre adeptes. Quelqu’un qui est capable de comprendre notre aesthetic, c’est quelqu’un qui va comprendre quelque chose de nous ».
Tendances fugaces
L’Aesthetics Wiki, initiative communautaire à visée encyclopédique, en recense plusieurs centaines, accompagnées de leurs inspirations artistiques et culturelles. Sans parvenir pour autant à dissiper complètement le flou autour du concept même d’aesthetic, qui peut être uniquement visuelle, inclure des activités et des valeurs, ou encore être centrée sur la mode.
Car il n’est pas toujours évident de saisir une aesthetic, tant elle est définie par des associations d’images et de ressentis individuels. Surtout depuis l’arrivée de la plateforme de vidéos TikTok, qui permet de les incarner bien plus que les précédentes plateformes. « Avant, vous aviez une identité différente en ligne, un avatar, note Tea_overlord, l’une des administratrices du Aesthetics Wiki. Mais sur les plateformes comme TikTok et Instagram, vous êtes une continuation de vous-même. »
La jeune femme remarque aussi l’émergence d’aesthetics « inspirationnelles », comme la clean girl, cette jeune fille bien sous tous rapports qui combine un style très lisse avec une addiction au matcha et aux cours de pilates. « On recycle des archétypes qui ont toujours existé avec les valeurs d’aujourd’hui. Dans ces cas-là, l’aesthetic est une manière de se présenter au monde, et d’espérer être perçue. »
L’algorithme du réseau social chinois, qui recommande des vidéos en fonction du profil, renforce cette hyperpersonnalisation des tendances, avec des termes viraux souvent incompréhensibles à moins d’être connecté au bon moment, au bon endroit. « L’importance d’une tendance sur TikTok est souvent un ressenti très individuel, on ne peut pas avoir de vue d’oiseau, explique Crystal Abidin, anthropologue du numérique à l’université de Curten, en Australie. Cela crée des blagues d’initiés, des tendances qui n’ont de sens que pour les personnes investies dedans. »
Pourtant, certaines aesthetics ont parfois plus à voir avec le secteur de la mode qu’avec la culture Internet ou le ressenti personnel des internautes. C’est le cas du sardine girl summer, décrété par les magazines de mode au vu de la popularité éphémère d’un sac estampillé de ces petits poissons, sans avoir vraiment essaimé en ligne. L’intérêt du secteur envers TikTok est d’autant plus fort que la plateforme, très sensible au temps, peut créer des microtendances rendant un vêtement ou un accessoire indispensable… puis ringard – en une poignée de semaines.
[Source: Le Monde]