En Tunisie, le procès en appel du « complot contre la sûreté de l’Etat » a débuté dans la confusion
La quarantaine d’accusés, informés au dernier moment d’une première audience, lundi 27 octobre, avaient été condamnés en première instance, en avril, à des peines allant jusqu’à soixante-six ans de prison. Le verdict avait confirmé la dérive autoritaire du régime de Kaïs Saïed.
La cour d’appel de Tunis a tenu, lundi 27 octobre, la première audience du procès en appel dans l’affaire dite du « complot contre la sûreté de l’Etat », dans un climat d’incertitude et d’appréhension. Ce dossier emblématique, ouvert en février 2023, implique une quarantaine de figures politiques, d’avocats, de journalistes et d’activistes poursuivis pour atteinte présumée à la sécurité nationale tunisienne.
Les accusés avaient été condamnés en avril, en première instance, à des peines extrêmement lourdes, allant de quatre à soixante-six ans de prison. Le verdict, nouvelle illustration du virage autoritaire du pouvoir de Kaïs Saïed, avait soulevé une vive émotion à l’étranger, les diplomaties française et allemande – jusqu’alors plutôt discrètes – ayant alors exprimé leur « préoccupation ». Des organisations des droits humains comme Amnesty International ou Human Rights Watch avaient dénoncé de nombreuses irrégularités.
L’affaire avait éclaté dans un contexte de forte tension politique marquée par la concentration des pouvoirs entre les mains de Kaïs Saïed. Le chef d’Etat, élu en 2019 à la faveur d’une vague populiste antisystème, avait réalisé, le 25 juillet 2021, un coup de force contre la Constitution à dominante parlementaire, issue de la révolution de 2010-2011. Le pays avait alors vu ses acquis démantelés les uns après les autres.
Alors que certains d’entre eux tentaient d’organiser la riposte du camp démocrate, les inculpés sont accusés de« complot contre la sûreté intérieure et extérieure de l’Etat », d’« appartenance à un groupe terroriste » ou encore de « tentative de changer la nature du régime ». Les autorités affirment qu’ils planifiaient des actions destinées à déstabiliser le pays, des accusations que le dossier d’instruction peine à étayer.
Deux témoins anonymes
Selon ce dossier, auquel Le Monde a eu accès, les poursuites reposent sur des échanges jugés suspects entre les accusés et des représentants de pays étrangers – notamment la France, les Etats-Unis, l’Italie ou l’Union européenne. Une dizaine de diplomates, dont André Parant, ancien ambassadeur de France en Tunisie (2020-2023), y sont cités sans avoir été auditionnés, malgré les demandes répétées de la défense.
L’instruction repose surtout sur les dépositions de deux témoins anonymes, sur des extraits de conversations privées obtenues après l’arrestation des prévenus et sur des rencontres – avérées ou supposées – entre figures de l’opposition et diplomates étrangers.
A l’issue du procès en première instance tenu en avril, Kamel Eltaïef, 70 ans, homme d’affaires influent sous la présidence de Zine El-Abidine Ben Ali (1987-2011), avait écopé de soixante-six ans de réclusion, la peine la plus lourde. Khayam Turki, militant démocrate aux premières loges des efforts de regroupement des forces d’opposition, avait été condamné à quarante-huit ans de prison et Noureddine Bhiri, ancien ministre et cadre du parti islamo-conservateur Ennahda, à quarante-trois ans. Tous trois sont présentés par le juge d’instruction comme les « cerveaux »d’une conspiration aux contours flous.
Les opposants Jaouhar Ben Mbarek, professeur de droit et ancien conseiller à la présidence du gouvernement, Ridha Belhaj, avocat et ancien haut fonctionnaire, et Chaïma Issa, universitaire, ont chacun été condamnés à dix-huit ans de prison. Tous trois appartenaient au collectif Tunisiens contre le coup d’Etat et au Front de salut national, principale coalition d’opposition au régime de Kaïs Saïed.
Parmi les autres prisonniers politiques, Abdelhamid Jelassi, ex-dirigeant d’Ennahda, a reçu la peine la moins lourde : treize ans de prison. Hattab Slama, un revendeur de voitures d’occasion, sans lien avec les autres prévenus, a été condamné à quatre ans de prison pour avoir stationné son véhicule près du domicile de l’un des accusés.
Boycott collectif
Le début du procès en appel a pris par surprise la défense, informée seulement vendredi après-midi de la tenue de cette audience. Celle-ci intervient dans un climat politique tendu, alors qu’un mouvement de contestation inédit secoue Gabès, dans le sud-est du pays, contre la pollution industrielle liée à la transformation du phosphate, que Kaïs Saïed considère comme un « pilier de l’économie ».
« Les Tunisiens doivent rester vigilants face aux tentatives de diversion de l’opinion publique par des affaires de “complot” destinées à masquer l’échec du pouvoir à gérer les crises, notamment les revendications de nos concitoyens de Gabès », a averti Wissem Sghaïer, porte-parole du parti d’opposition Al-Joumhouri – dont le secrétaire général, Issam Chebbi, condamné à dix-huit ans de prison, est détenu dans la même affaire –, lors d’une conférence de presse organisée, samedi, par les familles des prisonniers politiques.
Prévenus trop tard pour avertir leurs clients détenus, les avocats ont décidé d’un boycott collectif, dénonçant une atteinte grave au droit à la défense. Seul le bâtonnier Boubaker Bethabet a pris la parole pour informer la cour qu’aucun acte de représentation ne serait déposé tant que les conditions d’un procès équitable – présence des prévenus, ouverture à la presse et au public – ne seraient pas garanties, d’après l’avocate Dalila Ben Mbarek Msaddek.
La grande majorité des journalistes et observateurs nationaux et étrangers ont de nouveau été empêchés d’assister à l’audience. Face au boycott des avocats, l’audience a été reportée au 17 novembre. « J’ai l’impression de vivre dans un état de terreur permanent », a confié Chaïma Issa, lundi, devant le tribunal, exprimant son soulagement à l’annonce du report.
Libérée depuis juillet 2023 mais toujours sous le coup de sa condamnation, elle a refusé de participer à cette audience surprise, comme la majorité des accusés, n’ayant reçu aucune convocation, tandis que les détenus n’auraient pu y assister qu’en visioconférence. « Nous ne demandons qu’une audience publique et équitable, où l’on puisse répondre aux accusations », a-t-elle ajouté.
En Tunisie, les voix dissidentes subissent des pressions croissantes. Des dizaines de personnes ont été arrêtées ou poursuivies pour « complot contre la sûreté de l’Etat » dans le cadre de grands procès politiques, tandis que des centaines d’opposants, de journalistes, d’avocats ou de simples citoyens sont visés par des poursuites pour « diffusion de fausses informations », en vertu du décret-loi 54-2022, promulgué par le chef de l’Etat en septembre 2022, et souvent accusés d’agir au service d’agendas étrangers.
[Source: Le Monde]