A Samarcande, en Ouzbékistan, la frénésie immobilière menace le patrimoine historique

Dans l’est de l’Ouzbékistan, l’ancienne cité des routes de la soie voit plusieurs de ses quartiers, pourtant classés, détruits par d’amples projets d’urbanisme. Des chantiers motivés par l’explosion du tourisme dans un pays qui accueillera, le 30 octobre, la conférence générale de l’Unesco.

Oct 26, 2025 - 09:38
A Samarcande, en Ouzbékistan, la frénésie immobilière menace le patrimoine historique
Des gens prennent des photos devant le complexe du Registan, à Samarcande, en Ouzbékistan, en 2025. DANIL USMANOV POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

Au bout d’un dédale de ruelles étroites de la vieille ville de Samarcande, dans l’est de l’Ouzbékistan, une pelleteuse nivelle le terrain au milieu de ruines de maisons fraîchement démolies. Là, passera la nouvelle route menant au mausolée d’Abu Mansur Al-Maturidi, éminent théologien et philosophe ouzbek des IXe et Xe siècles, agrandi cette année pour en faire l’un des principaux lieux saints de cette cité. Ce sanctuaire aux mosaïques bleues n’a été bâti qu’en 2000, mais il a été érigé au milieu de quatre mahallah – des quartiers ouzbeks où s’entassent les maisons traditionnelles de plain-pied aux grandes cours intérieures, et qui abritent la minorité des Lyuli, un peuple tzigane d’Asie centrale.

Dilshod Timurov (42 ans) vient voir la maison qui a survécu à la démolition dans le quartier rom de Mahalla, à Samarcande, en Ouzbékistan, en 2025.

Les bulldozers sont arrivés au printemps pour raser 217 foyers de cette communauté marginalisée, dans une zone pourtant protégée par l’Unesco, à seulement 600 mètres du Régistan, ancien centre marchand de Samarcande, à l’époque prospère des routes de la soie. Selon les estimations, plus de 2 000 personnes ont dû évacuer les lieux.

La maison de Dilshod Timourov, 42 ans, subira le même sort l’an prochain. « Bien sûr, je ne veux pas partir, c’est l’endroit où ma famille habite depuis des générations. Mais nous n’avons pas le choix, un décret présidentiel nous l’ordonne », soupire-t-il en servant le thé sur le tapchan, la plateforme en bois surélevée où l’on prend les repas.

« Malheureusement, l’Unesco n’a pas de pouvoir normatif »

« Ces démolitions ne devraient pas avoir lieu car il s’agit de la zone de l’Unesco », déplore Diyora Rafieva, une avocate qui porte la voix de ces habitants souvent expulsés de force. L’agence des Nations unies affirme être au courant de la situation depuis le mois d’avril, mais ajoute que l’Ouzbékistan a « soumis une évaluation d’impact sur le patrimoine pour ce projet, en cours d’examen ».

Diora Rafiyeva chez elle, dans la mahalla près du mausolée Gur-Emir à Samarcande, en Ouzbékistan, en 2025.

Quoi qu’il en soit, les travaux entamés ne font pas bon effet alors que l’Unesco a choisi, pour la première fois, de tenir sa conférence générale à Samarcande, du 30 octobre au 13 novembre. Une victoire symbolique pour la république d’Asie centrale, qui mise activement sur sa diplomatie culturelle, autant que pour sa ville fétiche, au centre des inquiétudes depuis au moins 2019. A l’époque, l’organisation internationale exprimait déjà des « préoccupations concernant certains projets de développement en cours (…), notamment la destruction massive de maisons traditionnelles pour faire place à des lotissements privés ».

« Malheureusement, l’Unesco n’a pas de pouvoir normatif », regrette Diyora Rafieva, qui milite pour inscrire Samarcande sur la liste du Patrimoine mondial en péril afin de créer une onde de choc. Car rien n’arrête l’explosion du marché immobilier, dopé par un tourisme de masse. En 2024, plus de 2 millions de visiteurs ont foulé la ville du conquérant turco-mongol du XIVsiècle Tamerlan, contre « 500 000 à peine » avant la pandémie de Covid-19, selon les dires du président Chavkat Mirzioïev, au pouvoir depuis 2016 et ancien gouverneur de la région. A l’échelle nationale, le tourisme représente désormais près de 4,7 % du PIB, et fait vivre une partie de la population ouzbèke grâce à l’hôtellerie et aux agences touristiques.

L’afflux de visiteurs a conduit à repenser l’organisation de la ville. La majestueuse place du Régistan, où des groupes se pressent pour admirer les madrasas du IXsiècle, tout comme le Gour Emir, mausolée de Tamerlan, ou la mosquée Bibi-Khanym, sont isolés des mahallah par des murs, érigés pour faciliter les circuits touristiques. En périphérie de Samarcande, le complexe « Cité éternelle », ouvert en 2022, ressemble à une sorte de mini-Disneyland médiéval, avec des répliques de mosquées de l’époque timouride, entourées de boutiques de souvenirs.

« L’objectif est maintenant d’agrandir la ville »

La frénésie immobilière touche aussi la partie « européenne » de la ville, construite lors de la colonisation russe au XIXsiècle, également classée par l’Unesco. « Nous devons construire davantage de logements, sinon les prix exploseraient pour les locaux », argumente le maire de Samarcande, Fazliddine Oumarov, assurant que le moratoire sur les constructions est respecté, ainsi que le Comité du patrimoine mondial l’a exigé de l’Ouzbékistan ces dernières années.

Cependant, Anastasia Pavlenko, rédactrice en chef du journal local Samarkandskyi Vestnik, ne compte plus les destructions dans la zone classée sans consultation de l’agence de l’ONU. « Le problème est que Samarcande n’a toujours pas adopté de plan directeur d’aménagement. Le développement des différents districts n’est pas coordonné ; de nombreux points sont omis, notamment le patrimoine culturel et les questions environnementales », explique la journaliste.

Et certaines familles en paient le prix, comme ce couple de retraités expulsés de leur maison par une société du BTP frauduleuse, en échange de la promesse d’un appartement dans un nouvel immeuble. Ils vivent depuis neuf ans dans les ruines insalubres de cette tour d’habitation inachevée. « Il y a de plus en plus d’arnaques de ce genre à Samarcande », assure leur ancienne voisine.

« L’objectif est maintenant d’agrandir la ville », appuie le maire, renvoyant au mégaprojet résidentiel Shirin, qui s’étend sur 665 hectares le long du fleuve Zeravchan. Il doit accueillir plus de 200 000 habitants dans des tours de verre aux airs de Dubaï, avec l’objectif d’attirer des entreprises étrangères pour investir dans l’économie. Son inauguration est prévue pour 2030.

Des ouvriers du bâtiment construisent un hôtel dans la mahalla près de la mosquée Bibi-Khanym, avec le mausolée Shahi-Zinda visible en arrière-plan, Samarcande, Ouzbékistan, 2025.