L’ours toujours considéré comme « kawaii » au Japon, malgré des attaques de plus en plus fréquentes et mortelles

La multiplication des attaques d’ours inquiète dans un pays très attaché à cet animal qui peuple l’imaginaire de la population. Réchauffement climatique et déclin démographique des campagnes amènent les ursidés à s’immiscer davantage dans les zones résidentielles.

Oct 22, 2025 - 11:05
L’ours toujours considéré comme « kawaii » au Japon, malgré des attaques de plus en plus fréquentes et mortelles
Un robot appelé Monster Wolf, équipé de capteurs capables de détecter la faune sauvage, a été installé afin d’effrayer les ours, devenus une nuisance de plus en plus dangereuse près des fermes, à Takikawa, préfecture d’Hokkaido, Japon, le 17 octobre 2024. SAKURA MURAKAMI / REUTERS

Le 17 octobre, le corps démembré d’un employé d’un ryokan (une auberge traditionnelle) d’Iwate, dans le nord-est du Japon a été retrouvé dans les bois proches de son lieu de travail. L’homme avait été attaqué la veille par un ours alors qu’il nettoyait un bain thermal en extérieur. Les secours ont depuis abattu un animal près de cette zone.

Le sexagénaire est la septième victime d’une attaque d’ours depuis le 1er avril, un record depuis la compilation des statistiques en 2006. Cent huit personnes ont été blessées entre avril et septembre. Au cours de l’exercice 2024 clos fin mars, trois personnes avaient été tuées et 80 blessées. La désertification des campagnes comme le changement climatique favorisent les attaques d’ours jusqu’au cœur des villes et contraignent le Japon à réfléchir à son rapport au mammifère.

« Les rencontres avec des ours dans les zones montagneuses et sauvages sont de plus en plus fréquentes. Deux des décès survenus en octobre se sont produits alors que les victimes cueillaient des champignons », a réagi le 17 octobre le ministre de l’environnement, Keiichiro Asao. Le ministre a rappelé les cas d’ours pénétrant dans des maisons et des magasins, et exhorté la population à tenir compte des informations fournies par les municipalités.

Folklore japonais

Il y a urgence : la ville de Sapporo (Nord) a recensé 71 observations d’ours bruns en septembre, cinq fois plus qu’en septembre 2024. Des ours ont également été aperçus dans des sites touristiques. Une Espagnole a été légèrement blessée début octobre par un ourson dans le village de Shirakawa, niché au cœur des montagnes du centre du Japon. Des sentiers de randonnée – qu’il est recommandé d’emprunter muni d’une clochette dont le son éloigne les ursidés – ont été fermés dans la péninsule de Shiretoko (Nord) après une attaque mortelle en août.

L’ours peuple l’imaginaire japonais et est aujourd’hui perçu comme kawaii (« mignon »). L’Archipel en abrite deux espèces. L’ours brun de l’Oussouri vit sur la grande île du Nord, Hokkaido, où il est une divinité majeure du peuple autochtone aïnou. L’ours noir du Japon se trouve, lui, sur l’île principale du Honshu et celle du Shikoku (ouest). Le folklore japonais est riche d’histoires sur l’onikuma (« démon ours ») originaire de la vallée de Kiso, dans le département de Nagano (centre), qui descend des montagnes pour voler du bétail dans les villages. Des comptines racontent des histoires de rencontre entre enfants et ours.

Les chasseurs nomades matagi du nord-est, dont l’existence remonte à plus de mille ans, sont connus pour leur expertise quasi mystique de la chasse à l’ours, « don des divinités ». Le nom du département de Kumamoto, sur l’île de Kyushu (sud-ouest), signifie littéralement « origine de l’ours ». Même si les ours ont disparu de ce territoire, sa mascotte, l’adorable Kumamon est une des plus populaires du Japon.

Longtemps chassés, les populations d’ours ont fortement décliné jusqu’à la fin des années 1980. Dans un souci de préservation, Hokkaido a mis fin à la chasse printanière en 1990. L’adoption en 1993 de la loi sur la préservation des espèces menacées s’est traduite par une meilleure protection. La population d’ours bruns est estimée par le ministère de l’environnement à 11 700 individus, elle aurait doublé en trente ans, et celle des ours noirs à 12 000 individus.

Poussés par la faim

L’automne est une période critique pour ces mammifères, qui doivent avoir accumulé suffisamment de graisse en vue de leur hivernation, de novembre à mai. Les ours consomment pour cela des glands de chêne japonais (mizunara) et des faines, le fruit du hêtre. Or, l’enchaînement des étés exceptionnellement chauds et secs limite la production de ces ressources.

Les hivers plus chauds compliquent aussi l’hivernation car la température corporelle des ours ne baisse pas suffisamment. Une augmentation des températures moyenne saisonnière de 1 °C réduit de six jours l’hivernation des ours noirs. Une hausse moyenne de 4 °C abaisse de dix jours celles des ours bruns. Ces dernières années, certains ursidés ayant renoncé à hiverner, ont été aperçus en décembre et en janvier.

Poussés par la faim, les ours se rapprochent des zones résidentielles, une tendance accélérée par le déclin des populations rurales. L’abandon des terres agricoles supprime les zones tampons qui séparaient autrefois les habitations de la nature sauvage.

Face à l’agressivité des ours, le gouvernement semble quelque peu démuni. « Nous renforcerons nos mesures de contrôle de la population d’ours sur la base de données scientifiques », a promis le ministre Asao, sans en dire plus. En septembre, il a assoupli ses règles concernant l’abattage des ours, mais la mesure se heurte au déclin du nombre de chasseurs, passé de 500 000 en 1976 à moins de 100 000 aujourd’hui. Sur le terrain, l’entreprise Wolf Kamuy a mis au point un effrayant et bruyant épouvantail robotique de la forme d’un loup, censé éloigner les ours.

Shinsuke Koike, de l’université d’agriculture et de technologie de Tokyo, estime que le Japon a besoin d’une approche visant à mieux comprendre le comportement et les déplacements des ours, et de mesures de prévention et d’éducation du public. « Se concentrer uniquement sur l’élimination du danger représenté par les ours ne suffit pas », précise le chercheur, qui dirige également le Japan Bear Network, une association qui promeut la coexistence avec les ursidés.

[Source: Le Monde]