En Tunisie, l’explosion des intoxications à Gabès secoue la présidence de Kaïs Saïed
La région a été paralysée par une grève générale face à une crise sanitaire qui s’aggrave de semaine en semaine. Afin de répondre à la colère, le chef de l’Etat ordonne l’envoi d’une commission ministérielle, sans convaincre.

Gabès ne décolère pas. Mardi 21 octobre, cette région industrielle côtière du sud-est de la Tunisie est paralysée par une grève générale, lancée par la section régionale de l’Union générale tunisienne du travail, la principale centrale syndicale du pays. L’appel a été massivement suivi et soutenu par les composantes locales de la société civile, illustrant l’ampleur de la mobilisation face à une crise sanitaire qui s’aggrave de semaine en semaine.
Depuis plusieurs mois, les cas d’intoxication et d’asphyxie se multiplient, notamment chez les plus jeunes, exposés aux émanations de gaz toxiques provenant des usines du Groupe chimique tunisien, dont les activités de transformation du phosphate en acide phosphorique et en engrais minéraux se poursuivent.
Les habitants, qui dénoncent une situation insoutenable, réclament une mesure radicale : le démantèlement des unités polluantes installées depuis les années 1970. Une contestation qui menace de tourner à la crise politique pour le président tunisien Kaïs Saïed.
Si le chef de l’Etat s’est empressé, fin septembre, de dénoncer « l’assassinat » de l’environnement à Gabès, qualifiant de « crime » la politique industrielle menée depuis un demi-siècle, il a dans le même temps défendu à de nombreuses reprises la nécessité d’une relance ambitieuse de la production de phosphate, considérée comme un « pilier fondamental » de l’économie.
Un équilibre local bouleversé
En mars, le gouvernement annonçait en effet l’objectif de quintupler la production annuelle d’ici à 2030, en la faisant passer de 3 à 14 millions de tonnes. Cette orientation économique se heurte directement aux considérations sanitaires et environnementales liées à cette industrie.
Gabès, historiquement tournée vers l’agriculture et la pêche, abrite une oasis côtière présentée comme unique en Méditerranée. Mais l’installation du complexe chimique dans les années 1970, destiné à transformer le phosphate brut extrait du bassin minier de Gafsa en acide phosphorique et en engrais agricoles en partie destinés à l’exportation, a profondément bouleversé l’équilibre local.
L’air est à présent saturé de gaz toxiques et les rejets de déchets industriels, en particulier le phosphogypse, ont provoqué un effondrement des activités agricoles et halieutiques, annihilant dans le même temps toute perspective touristique.
La contestation des habitants contre le complexe industriel s’est intensifiée à la suite de la révolution de 2010-2011 et a culminé en 2017, contraignant les autorités à annoncer le démantèlement progressif des installations et la fin du déversement des déchets. Huit ans plus tard, ces engagements sont restés lettre morte et les installations, déjà vétustes, se sont encore détériorées.
Une réponse sécuritaire
Le mouvement, qui s’était affaibli depuis, a pris une ampleur nouvelle en septembre, à la suite d’une série d’incidents spectaculaires. Des cas d’asphyxie collective dans des établissements scolaires ont mis en lumière la gravité de la situation. En un mois, plus de 200 cas d’intoxication ont été recensés dans les localités de Ghannouch, Chatt Essalam et Bouchemma, situées à proximité immédiate des usines. Les hôpitaux régionaux, sous-équipés, ont rapidement été débordés.
En réponse, Kaïs Saïed a ordonné l’envoi d’une commission ministérielle chargée d’identifier des solutions « urgentes ». Jugée insuffisante, cette annonce n’a pas permis d’apaiser la colère. Parallèlement, le silence des ministères de l’industrie et de l’environnement, ainsi que celui du groupe chimique, a laissé le champ libre à une réponse sécuritaire.
Depuis vendredi 17 octobre, après plusieurs jours de manifestations et de heurts nocturnes entre manifestants et forces de l’ordre, qui ont eu recours au gaz lacrymogène, des dizaines de personnes ont été arrêtées.
Devant l’escalade de la mobilisation, le président a accusé, lors d’une réunion, vendredi, avec les présidents des deux chambres parlementaires, « ceux qui cherchent à exploiter la situation à des fins personnelles », évoquant des « opposants et conspirateurs recevant des fonds de l’étranger ».
« Le droit à la vie »
De son côté, la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’homme (LTDH) a dénoncé, lundi, le « recours à la répression sécuritaire pour étouffer les mouvements de protestation », précisant avoir recensé 89 arrestations, dont 20 mineurs.
Pour Hamza Meddeb, chercheur au Carnegie Middle East Center, le discours complotiste du pouvoir montre ici ses limites. Selon lui, la cause défendue par les habitants de Gabès « fait l’unanimité, toutes orientations politiques confondues ». « Il s’agit de la seule chose qui mobilise réellement en Tunisie : le droit à la vie », souligne-t-il.
Dans un contexte où la crise environnementale et sanitaire s’aggrave, la rhétorique officielle apparaît de plus en plus décalée face à la réalité du terrain. « Kaïs Saïed a des prérogatives pharaoniques, mais est incapable d’apporter des réponses à des problématiques très concrètes. C’est un simulacre de pouvoir, ça en devient ridicule », affirme le chercheur.
Lundi, devant un Parlement inhabituellement hostile, les ministres de la santé et de l’équipement se sont bornés à promettre la relance d’anciens projets – avec le soutien annoncé de la Chine, sans plus de détails – censés réduire, selon eux, les émissions toxiques et la pollution marine. Ils n’ont communiqué aucune donnée sur les conséquences sanitaires liées aux activités industrielles à Gabès.
Ces promesses, déjà entendues par le passé, peinent à convaincre les députés, pourtant considérés comme des soutiens du pouvoir en place. « La poursuite des mêmes politiques fondées sur le report et la tergiversation face à une crise environnementale et sanitaire d’une telle ampleur constitue une violation du droit à la vie et du droit à un environnement sain », a également dénoncé la LTDH lundi, à la veille de la grève générale.
Pour le collectif Stop pollution, en première ligne de la contestation contre le Groupe chimique tunisien, la mobilisation doit se poursuivre à Gabès jusqu’au « démantèlement des unités polluantes », le mouvement affirmant qu’il n’acceptera aucune « demi-mesure ».
[Source: Le Monde]