Le vol des joyaux de la Couronne au Louvre « dépasse même celui de La Joconde en 1911 », selon l’historien Eric Anceau
Ce spécialiste de l’histoire de la France et de l’Europe au XIXᵉ siècle réagit au vol, dimanche, de huit joyaux de la Couronne, représentant une part de l’histoire et du patrimoine français.
Eric Anceau est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Lorraine, spécialiste de l’histoire de la France et de l’Europe au XIXe siècle et, plus précisément, du Second Empire et de Napoléon III. Il vient de faire paraître Nouvelle histoire de France. 100 historiens et historiennes racontent la France (Passés composés, 1 104 pages, 36 euros), qui réunit les travaux de 100 historiennes et historiens.
L’expression de « préjudice inestimable » est utilisée à propos du vol du
Louvre. Qu’en pensez-vous ?
Ce vol commis dans le plus célèbre musée du monde provoque une profonde émotion dans notre pays, mais également à travers le monde, comme l’incendie de Notre-Dame en 2019. Cependant, à la différence de ce dernier, qui a suscité une mobilisation et une reconstruction formidables, je crains que le vol d’hier ne soit irrémédiable. Le Louvre a connu plusieurs vols dans le passé, mais celui-ci est à la fois le plus spectaculaire et le plus grave. Il dépasse même le vol de La Joconde en 1911, car, outre le fait que le tableau de Léonard de Vinci avait été retrouvé deux ans plus tard, La Joconde n’avait pas alors la notoriété acquise par la suite. Les pièces dérobées dimanche ont, elles, une valeur symbolique beaucoup plus forte.
Selon vous, quelle est la pièce dérobée qui a la plus grande valeur patrimoniale symbolique ?
Il est très difficile de répondre à une telle question, car les pièces volées sont
attachées à des impératrices [Marie-Louise, la seconde épouse de Napoléon Ier, et Eugénie, l’épouse de Napoléon III]et à des reines [Marie-Amélie, l’épouse du roi Louis-Philippe Ier, et la reine Hortense, belle-fille et fille adoptive de Napoléon Ier]. Néanmoins, le diadème de l’impératrice Eugénie, constitué de perles et de diamants, revêt une importance toute particulière, car il était porté par la dernière souveraine de France dans toutes les grandes occasions. On le voit, par exemple, sur son grand portrait en pied par [le peintre allemand Franz Xaver] Winterhalter, mais aussi sur les statues qui la représentent et sur des centaines de photos, puisque ce sont alors les débuts de la photographie.
Voyez-vous, à travers ces joyaux, un condensé de l’histoire de France ?
Oui, d’une certaine façon, parce que les pierres précieuses passent à l’époque d’un souverain à l’autre, d’une reine à l’autre. La broche du reliquaire de l’impératrice Eugénie, par exemple, contient notamment deux diamants que Mazarin avait offerts au jeune Louis XIV, et un troisième, très gros, que celui-ci portait sur son justaucorps et dont Marie-Antoinette a fait ensuite une boucle d’oreille. Eugénie, qui vouait un culte à la reine de France guillotinée, accordait une grande importance à ce bijou, qui résume, à lui seul, de fait, plus de deux siècles de notre histoire.
Sur les neuf pièces dérobées, la couronne de l’impératrice Eugénie, qui apparaît comme la plus spectaculaire en termes de taille et d’ornementation, a été sauvée, car perdue par les voleurs au cours de leur fuite. Est-elle la plus importante, selon vous ?
Elle est sans doute celle dont la symbolique est la plus forte, car elle appartient aux regalia, c’est-à-dire aux attributs du pouvoir des souverains français. Napoléon III avait demandé aux plus grands orfèvres et joailliers du pays de la forger, comme sa propre couronne, non pour les porter, car ils se voulaient modernes – et, de fait, ils ne les ont pas portées −, mais parce qu’ils s’inscrivaient dans une tradition historique et qu’ils entendaient égaler, avec ces deux couronnes, les joyaux de la couronne britannique à la veille de l’Exposition universelle de Paris de 1855, la deuxième de l’histoire, précisément après celle de Londres, en 1851. La France rayonnait alors et entendait rivaliser avec la plus grande puissance du monde, le Royaume-Uni de la reine Victoria.
Qu’en est-il de la valeur marchande de ces joyaux ?
Outre la valeur économique que représentent les plus de 8 700 diamants, 34 saphirs, 38 émeraudes et plus de 200 perles dérobées, dont le prix est difficile à chiffrer, c’est leur assemblage qui fait toute la valeur, et celle-ci est précisément inestimable puisque les pièces qui ont été volées représentent une part de l’histoire de la France et le patrimoine commun des Français.
Quelle est votre crainte quant au devenir de ces pièces ?
On ne sait pas, à l’heure actuelle, qui a commis ce vol, dans quel but et pour le
compte de qui. J’en viens presque à souhaiter que ce soit un riche collectionneur – nous avons parmi les amateurs des deux empires des milliardaires prêts à tout – ou encore, comme le laissent entendre certains, tel l’ancien président François Hollande, une puissance étrangère qui aurait commandité l’opération pour nuire à la France. Mais je pense personnellement que ce sont plus prosaïquement des voleurs classiques qui démonteront les pierres pour les retailler et les revendre. Et là, la perte serait bel et bien irrémédiable.
[Source: Le Monde]