« Inventer une démocratie “à l’africaine” est un non-sens, car les valeurs démocratiques sont universelles »

Spécialiste de l’actualité africaine, le journaliste Ousmane Ndiaye déconstruit, dans un essai, les idées reçues et replace la crise démocratique en Afrique dans son contexte historique.

Juil 14, 2025 - 07:23
« Inventer une démocratie “à l’africaine” est un non-sens, car les valeurs démocratiques sont universelles »
Lors de la fête de l’Indépendance à Niamey (Niger), un manifestant soutient les chefs de la junte du Niger, du Mali, de la Guinée et du Burkina Faso, le 3 août 2023. AFP

Dans L’Afrique contre la démocratie, mythes, déni et péril, le journaliste Ousmane Ndiaye, spécialiste de l’actualité africaine, dissèque les racines de la crise démocratique qui traverse le continent. Un essai qui ne ménage ni les figures historiques du panafricanisme, ni les intellectuels africains.

Qu’est-ce qui vous a conduit à écrire ce livre ?

C’est l’observation d’un niveau jamais atteint de contestation de la démocratie qui m’a interpellé. Au Mali, au Burkina Faso, au Niger, le désenchantement a atteint un stade très avancé. Dans les années 1970, l’horizon démocratique demeurait une possibilité. Aujourd’hui, nous avons une génération de dirigeants, pas uniquement des putschistes, car le Tunisien Kaïs Saïed partage cette ligne, qui rejette cette aspiration. Cette contestation est aussi le fait des opinions publiques. J’ai donc voulu comprendre les racines de cette crise, au-delà de la grille de lecture journalistique.

Pourquoi dépeignez les panafricanistes en « fossoyeurs de la démocratie » ?

Le panafricanisme a rompu avec ce qui a fait son cœur historique. Né d’une aspiration à la liberté et à l’égalité, il rejette désormais l’humanisme et nourrit le recul démocratique. D’où ce paradoxe de voir que les principaux soutiens des régimes autocratiques sont des personnes qui se revendiquent panafricanistes. L’échec remonte aux indépendances, lorsque les dirigeants ont opté pour des régimes liberticides. Au Ghana, Kwame Nkrumah a été un dictateur. Les rues portaient son nom, la monnaie était frappée à son effigie. Il a instauré un parti unique tout en portant un brillant discours sur l’ouverture au monde des Africains.

Thomas Sankara, lui, c’est le mythe absolu. Autant c’était un homme politique intègre, autant sa gouvernance était problématique. A son arrivée au pouvoir, il fait fermer le seul journal critique, L’Observateur et crée le quotidien national, Sidwaya. Le premier edito de cet organe de la révolution intime les « traîtres » à « préparer leur cercueil ». La violence fut aussi physique. Il y eut des pendaisons, des exécutions, des procès inéquitables. C’est ainsi qu’une figure intellectuelle comme l’historien Joseph Ki-Zerbo a été contraint de s’exiler. Sankara, c’est aussi le président qui mène une guerre contre son voisin, le Mali, pour défendre la frontière coloniale, et ce alors qu’il critiquait cet héritage.

Au lieu de faire l’inventaire du bilan des pères panafricains en Afrique, nous sommes tombés dans la mythification sans analyse factuelle de leur bilan.

Selon une étude récente du groupe de réflexion Afrobarometer, « plus de la moitié des Africains expriment leur volonté de tolérer une intervention militaire lorsque les dirigeants eux-mêmes abusent du pouvoir à leur propre fin ». Pourquoi, par exemple au Mali, le recours à l’armée demeure populaire, en dépit du mauvais bilan des expériences précédentes ?

Cela illustre le « mythe kaki », qui consiste à donner le pouvoir à l’armée sous prétexte que les civils ont échoué. L’idée est fausse car, au Mali, au Niger et au Burkina Faso, les militaires sont restés au pouvoir plus longtemps ou à égalité de temps avec les civils. Il se nourrit des figures de Thomas Sankara ou Jerry Rawlings - au Ghana - et d’une opinion erronée selon laquelle les civils sont corrompus. Or, l’armée l’est aussi comme l’ont révélé des enquêtes menées dans ces pays.

Pourtant, des militants panafricanistes actuels présentent la démocratie comme un modèle occidental non adapté au continent. Pourquoi qualifiez-vous la quête d’une « démocratie à l’africaine » de mythe dangereux ?

Inventer une démocratie « à l’africaine » est un non-sens, car les valeurs démocratiques ne sont ni occidentales, ni africaines mais universelles. Toutes les tentatives d’africaniser la démocratie ont été des prétextes pour imposer des régimes dictatoriaux comme au Zaïre sous Mobutu (1965-1997).

Les panafricanistes sont tombés dans ce piège qui ne repose sur aucune vérité anthropologique et historique. En estimant que la démocratie est un héritage de la colonisation et donc de l’Europe, ils reprennent un discours occidentalo-centré.

Or, la colonisation a été une rupture dans la démocratisation des sociétés africaines. Au Sénégal, la République lébou (1795-1857) a instauré le droit le vote et disposait d’un Parlement comme sous la Révolution française. C’est la colonisation qui a mis fin à cette expérience. L’aspiration à vivre dans l’égalité, à choisir ses dirigeants n’est ni blanche, ni noire. Elle a précédé la colonisation. D’où l’urgence de désoccidentaliser la démocratie.

Mais peut-on comparer les formes démocratiques sur un espace réduit, la presqu’île de Dakar, avec les Etats contemporains dont les enjeux de gouvernance s’avèrent plus complexes ? N’est pas un exemple isolé ?

Je ne romantise pas ces faits, mais je relève que l’expérience démocratique en Afrique n’est pas le fait de la colonialité. Dans d’autres territoires africains comme dans l’empire du Ghana, on a pu avoir en même temps que des régimes tyranniques des poches de résistances qui ont abouti à des formes d’Etats démocratiques. Ceux qui rejettent aujourd’hui le modèle démocratique en Afrique pratiquent un occidentalo-centrisme à rebours et mettent en péril les sociétés africaines.

Le président rwandais Paul Kagame est souvent présenté comme un modèle à suivre pour sa gouvernance économique associée à un autoritarisme. Pourquoi estimez-vous que cet enthousiasme sabote l’idée démocratique ?

Cette admiration béate de certaines élites politiques et médiatiques pour Kagame nourrit la quête du bon dictateur. Internet, des rues propres et une lutte contre la corruption suffisent aujourd’hui à en faire un modèle. Or, dans le même temps, le pouvoir traque les opposants, commandite leur exécution, s’implique dans la guerre à l’est de la RDC. Ces dérives politiques ont été documentées par plusieurs enquêtes internationales.

Le président enjambe la Constitution et s’offre un quatrième mandat. Il sert d’exemple à suivre pour les putschistes sahéliens et au-delà, pour qui la presse, l’opposition sont des « trucs de Blancs » inutiles. Cette sublimation de la dictature rwandaise me semble raciste, car elle revient à dire que les Africains n’ont besoin que de manger, pas d’être libres.

L’échec des démocraties que vous énumérez ne confirme-t-il pas ce que vous dénoncez ? A savoir que le système démocratique calqué sur le modèle des anciennes puissances coloniales n’est pas efficient en Afrique ?

Nos systèmes démocratiques en Afrique ne se sont pas calqués sur le modèle de l’Etat français. Les Africains n’ont pas hérité de l’Etat métropolitain, mais d’un Etat discriminatoire qui n’existait que dans les colonies. Or, nous n’avons pas fait le travail nécessaire pour en sortir après les indépendances. Il n’y a pas eu à quelques rares exceptions comme au Cap-Vert ou Maurice d’Etats démocratiques. Nous avons des Etats prédateurs fondés sur la gestion patrimoniale du pouvoir tout en reprenant les outils institutionnels de l’Occident.

En dépit des violences qui accompagnent ses grands rendez-vous électoraux, le Sénégal demeure fidèle à sa tradition démocratique. Avec le nouveau pouvoir du président Faye qui se revendique souverainiste, cette trajectoire se poursuit-elle ou assiste-t-on à une mue du modèle sénégalais ?

Le Pastef [Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité] dessine une trajectoire singulière. Arrivés au pouvoir par les urnes, ses dirigeants défendent un relativisme démocratique et antisystème, tout en portant une idéologie floue. Elle oscille entre souverainisme de gauche, panafricanisme et nationalisme. Les déclarations du premier ministre Ousmane Sonko récemment au Burkina Faso démontrent par ailleurs un positionnement projunte.

C’est une rupture avec la ligne historique du Sénégal. En outre, la composition hétéroclite du parti qui mêle l’extrême gauche et les libéraux interroge. Quelle frange va l’emporter ? Il est encore un peu tôt pour le dire, mais la remise en cause des valeurs démocratiques par Ousmane Sonko et certains alliés sont inquiétants. Si l’on se fie aux discours, le risque de rupture démocratique demeure réel.

[Source: Le Monde]