« Pourquoi le public, notamment jeune, accepte-t-il de payer jusqu’à 610 euros pour voir Beyoncé ? »
Alors que les prix des places de festivals de musique et de concerts de stars ne cessent de flamber, l’inquiétude des spectateurs semble moins le coût du billet que le fait de réussir à décrocher un ticket.

L’été est là et la liste des festivals de rock aux affluences monstres frise l’embouteillage en juillet : Garorock, Eurockéennes, Main Square, Francofolies, Vieilles Charrues… Alors que l’inflation folle des billets a été décryptée, une question s’impose : pourquoi le public, notamment jeune, accepte-t-il de payer jusqu’à 610 euros pour voir Beyoncé au Stade de France ? Pourquoi accepte-t-on d’être traité souvent de façon indécente, alors qu’on sacrifie des dépenses essentielles, fragilise son quotidien, voire emprunte à la banque pour s’offrir deux heures de rendez-vous avec une star ?
Consolons-nous. Les billets sont beaucoup plus chers aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni en raison d’un mécanisme raffiné nommé « tarification dynamique » : plus la demande est forte, plus le prix du ticket flambe. En temps réel.
C’était le cas récemment pour Taylor Swift, Beyoncé ou des concerts de K-pop. En tournée du 4 juillet au 17 août, boudant la France, le groupe Oasis a vendu 900 000 billets, passés en un rien de temps de 150 livres (178 euros) à plus de 350 livres. Et si Bruce Springsteen est, sur scène, un chanteur engagé, en coulisse, le prix des billets de sa tournée 2023 a pu atteindre plusieurs milliers de dollars.
Déjouer les faux billets
Mais allez voir les forums de discussion, par exemple le site Reddit, où les fans échangent à propos de mégaconcerts. Leur inquiétude est moins le prix du billet que le fait d’en décrocher un. C’est un parcours du combattant, une douleur plus rude que Parcoursup. On paie pour ça. L’échec provoque des larmes. Des sites jouent les docteurs.
Leurs conseils ? Ouvrir plusieurs comptes sur un site de ventes de billets, s’inscrire quinze minutes (à la seconde près) avant l’heure de prévente pour être placé au mieux dans la file d’attente, trouver un stratagème pour gagner quelques places, attendre parfois des heures avant une réponse, foncer quand la fenêtre s’ouvre, faire avec des tarifs plus élevés que prévu, trouver le chemin entre des offres peu limpides (tickets premium, platinum, VIP), éviter les billets achetés en masse par des malins, qui les revendent majorés.
Déjouer les faux billets aussi. Pour la tournée d’Oasis, où la mise en vente fut chaotique, au moins 5 000 fans ont été escroqués, chacun perdant en moyenne 436 livres. A lire les réseaux sociaux, arriver dans de bonnes conditions face à la scène n’est pas une garantie.
Et pourtant, ça marche. Déjà les festivaliers du rock ne sont pas des gamins. L’âge moyen, c’est la trentaine. Avec une large majorité de gens aisés. La moitié des 60 000 fans du Hellfest (musique metal) sont des cadres supérieurs plutôt âgés. Un festival rock maous est devenu un luxe que l’élite accepte de payer au prix fort si on lui offre en échange des mégastars calibrées pour le stade. Selon un sondage publié par le site américain Upgraded Points, le 1er juin 2023, les fans sont prêts à payer en moyenne 500 dollars pour voir BTS, 405 dollars pour Lady Gaga, 356 dollars pour Harry Styles et 354 dollars pour Taylor Swift.
Ces montants offrent des perspectives. Et on n’imagine pas à quel point l’épidémie de Covid-19 a été suivie d’une orgie de sorties, de loisirs et de dépenses, beaucoup pour des concerts, considérés comme une thérapie rare pour un public longtemps resté enfermé. Un phénomène que l’on a nommé aux Etats-Unis « funflation » (contraction de « fun » et d’« inflation »).
Vivre une expérience
Il n’y a donc pas de raison pour que la hausse du prix des billets s’arrête. Tant que le public l’accepte… Du reste, le chiffre d’affaires des concerts rock en 2025 s’annonce supérieur à celui de 2024, qui était déjà un record. Sur Reddit, un fan de K-pop, constatant qu’il était 24 154ᵉ dans la file d’attente d’un concert, a eu cette réaction banale : « Je vais surpayer pour passer devant… »
Des signes de surchauffe et d’agacement pointent néanmoins. Plusieurs concerts récents n’ont pas fait le plein. Pour celui de Pearl Jam, en 2024, dans un stade anglais de 60 000 places, une bonne partie des billets à 150 euros n’ont pas trouvé preneurs, jusqu’au moment où ils ont été bradés à 60 euros, provoquant la fureur de ceux qui avaient payé le prix fort. Et puis, les réactions dépitées commencent à germer sur les réseaux sociaux, du style : « 800 dollars pour voir Enhypen, mince, c’est le prix d’un loyer ! »
La clé, c’est la génération Z (13-25 ans), public d’aujourd’hui et de demain. Le profil de ces jeunes est fragile, constate le chercheur Emmanuel Négrier, spécialiste des festivals. Ils baignent dans la culture numérique, entre narcissisme et individualisme, mais ont besoin de fusion communautaire, de vivre de « vrais » événements. Un peu, pas beaucoup et c’est le problème. Le concert géant est un format adéquat, où ils ne se rendent pas en spectateurs distanciés et critiques, mais pour vivre une expérience, s’identifier à la star adulée et restituer cette fusion par l’image sur les réseaux sociaux. « Ils ne viennent pas pour découvrir, mais retrouver ce qu’ils connaissent déjà », ajoute Emmanuel Négrier.
Une jeune Américaine, avant d’essayer d’acheter un billet pour Twice, groupe de K-pop, demande sur Reddit : « Je suis prête à dépenser plus de 500 dollars, mais je veux savoir comment va se passer l’expérience. » Une réponse parmi d’autres : « Prenez des photos et des vidéos, mais profitez AUSSI du concert. » Il ne faut pas grand-chose – billet trop cher, conditions médiocres, violences sur place – pour que cette jeunesse biberonnée au confort numérique fasse une croix sur ce qui constitue souvent la seule sortie culturelle.
Pour l’instant, ce lien existe encore. Ayons ici une pensée pour les agents culturels de l’Etat ou des villes qui déroulent le tapis rouge devant les jeunes afin qu’ils aillent à l’opéra, au théâtre, ou au musée dans les meilleures conditions, leur proposant la gratuité ou des tarifs très bas, leur offrant des accompagnements pédagogiques. Le résultat est médiocre. Comme on le sait, le désir ne se commande pas.
[Source: Le Monde]