Iran : les vies brisées de civils pris sous les bombes israéliennes
Durant la « guerre de douze jours » qui a opposé Israël et l’Iran entre les 13 et 24 juin, des frappes israéliennes censées viser des responsables du régime ont tué plusieurs centaines de civils. Récit de trois familles endeuillées.
Le 23 juin, Mehrangiz Imenpour, âgée de 62 ans, mère de famille, enseignante retraitée et peintre, a été tuée alors qu’elle passait non loin de la célèbre prison d’Evin, située dans le nord de Téhéran. Survenue la veille de la suspension des hostilités entre Israël et l’Iran, après douze jours de bombardements de part et d’autre, l’attaque israélienne contre Evin est aujourd’hui encore présentée par le ministre de la défense israélien, Israel Katz, comme une opération visant l’un des « organes de répression gouvernementaux », et menée, selon le porte-parole de l’armée, de « manière chirurgicale, pour éviter de nuire aux personnes non impliquées ».
Les frappes ont pourtant tué 79 personnes, dont des civils, des soldats conscrits, des proches de prisonniers venus leur rendre visite, des détenus, mais aussi des voisins et des passants. Parmi les 1 190 Iraniens victimes de cette guerre recensés par Human Rights Activists, une organisation établie aux Etats-Unis et dotée d’un vaste réseau en Iran, 436 civils et 435 membres des forces de sécurité ont péri, et 319 personnes n’ont toujours pas été identifiées.
Ce jour d’été, Mehrangiz Imenpour allait verser le salaire de sa femme de ménage à la banque. « Mehrangiz était très active, se levait à l’aube, adorait marcher, faire la cuisine et recevoir sa famille », avance Soheil, l’un de ses proches qui préfère garder l’anonymat.
Depuis le mouvement Femme, vie, liberté, né après la mort en garde à vue de la jeune Mahsa Amini arrêtée pour une apparence jugée « contraire aux lois islamiques », en septembre 2022, Mehrangiz Imenpour, comme beaucoup d’Iraniennes, refusait de porter le foulard en signe de ralliement à la contestation.
Vague de répression
Quelques jours avant son décès, alors que les bombes israéliennes tombaient sur la capitale, Mehrangiz Imenpour assurait à ses proches être « prête à être sacrifiée dans cette guerre pour l’Iran si elle contribue à affaiblir le pouvoir en place et à aider les Iraniens dans leur lutte pour la démocratie ». « Elle n’a obtenu qu’une moitié de son souhait », constate Soheil, contacté par téléphone à Téhéran. Si cette guerre avec Israël a fragilisé le régime, elle a aussi provoqué une vague de répression.
Aujourd’hui, Soheil est gagné par une tristesse teintée de colère lorsqu’il pense à la vidéo prétendant montrer la frappe sur Evin, et partagée par des responsables israéliens se félicitant de la destruction de l’un des symboles de la répression en Iran, sans mentionner les civils tués. Dès sa première diffusion le 23 juin, cette séquence est suspectée par divers médias à travers le monde d’avoir été générée par intelligence artificielle. Plusieurs d’entre eux la retireront de leur site ; Le Monde, de son côté, a fait part à ses lecteurs des soupçons sur l’authenticité des images publiées.
« Je suis aussi très en colère contre le pouvoir iranien, poursuit le jeune homme. Peut-être que s’il y avait eu une alerte, si l’information sur les frappes avait été donnée correctement et à temps, beaucoup seraient encore aujourd’hui aux côtés de leurs familles. » Le régime iranien n’a rien anticipé pour protéger sa population d’une attaque aérienne, ne prévoyant pas d’abri au cœur des villes ; durant les douze jours de guerre, les autorités n’ont activé ni alerte ni sirène.
Surpris dans son sommeil, Madjid Javaheri, 45 ans, a été tué lors de la première salve de bombardements vers 3 heures, le 13 juin, date anniversaire de son mariage avec Mehri Dehshahri. Le couple dormait quand une frappe a touché leur immeuble du quartier résidentiel de Shahrara, à Téhéran. L’attaque visait apparemment un voisin, identifié comme un scientifique ayant travaillé sur le programme nucléaire iranien. Le couple a été projeté hors de l’appartement. Mehri, enceinte de quatre mois, restée coincée entre les branches d’un arbre, a miraculeusement survécu, de même que son fœtus. Son mari, tombé au sol, est mort sur le coup. La vingtaine de familles qui habitaient l’immeuble auraient aussi péri.
Soupçons de complicité avec le régime
« Il y avait énormément de victimes. Pendant des jours, les proches ramassaient une main par-ci, une jambe par-là, sur les branches des arbres alentour, pour pouvoir faire des tests ADN. Certains corps ont été retrouvés sous les décombres trois jours plus tard », explique Saba, une proche de la famille de Madjid Javaheri qui préfère utiliser un pseudonyme. Après des années d’économies, Madjid et Mehri avaient acheté cet appartement deux ans auparavant, en 2023, et l’avaient entièrement rénové eux-mêmes avant de s’y installer.
Ingénieur civil, Madjid Javaheri avait récemment quitté son poste à l’Institut des sciences humaines et des études culturelles de Téhéran pour se consacrer pleinement à un projet de rénovation d’appartements, en tandem avec sa femme, architecte. « Ils étaient très enthousiastes à l’idée d’y accueillir leur premier enfant », témoigne Saba.
Lors de leur visite avant d’acheter leur logement, Madjid et sa femme avaient été surpris par la présence de nombreuses caméras de surveillance. « Quand ils ont demandé pourquoi, on leur a répondu : “Un professeur d’université retraité vit ici, c’est pour sa sécurité. Mais ne vous inquiétez pas, vous pouvez vivre normalement” », se rappelle Saba. Le couple n’y a vu aucun inconvénient.
Depuis les frappes, la famille de Madjid doit affronter une autre blessure : les soupçons d’une partie de la population iranienne, qui, sur les réseaux sociaux, accuse certaines victimes civiles d’être complices du régime, en particulier celles vivant dans les immeubles où habitaient des dignitaires du régime. « Certains disent qu’aucun civil ordinaire ne peut vivre dans un immeuble abritant un scientifique nucléaire, et qu’ils n’étaient donc pas innocents. Mais Madjid était un homme ordinaire. Il adorait Michael Jordan, la pop des années 2000, la randonnée. Il débordait d’enthousiasme pour découvrir tous les recoins de l’Iran et croyait en un avenir meilleur malgré les crises politiques et économiques. Il voulait être un bon père, construire un lien fort avec son futur fils, car lui-même avait perdu son père à 3 ans », témoigne Saba.
« Leur famille était très soudée »
Bita Moussavi, Iranienne de 47 ans, a perdu son frère, Saïd, sa belle-sœur, Fatemeh, et sa nièce, Hadiseh, dimanche 15 juin, lors d’un bombardement israélien sur leur appartement dans le quartier d’Abbas Abad, dans le centre de Téhéran. Seul le fils de la famille, Mohammad, au travail au moment des frappes, a survécu. Bita Moussavi aussi a rencontré une vague de haine et de soupçons des internautes, qui l’accusent elle et sa famille d’avoir été proches du pouvoir. « Ce n’est pas vrai, s’offusque-t-elle. Beaucoup d’innocents ont été tués, dont une grande partie de la famille de mon frère. »
Le lendemain de l’attaque, Bita a retrouvé le corps de sa nièce, Hadiseh Moussavi, 37 ans, dans une morgue. Bita, Mohammad et d’autres membres de la famille ont donné des échantillons de leur ADN pour permettre d’identifier et de retrouver les dépouilles de Saïd et de Fatemeh. Une semaine plus tard, Mohammad a demandé aux pompiers de l’accompagner sur les décombres de l’immeuble pour retrouver des biens et des documents. Une mauvaise odeur laisse penser que des corps y sont encore ensevelis.
Pendant douze heures, tous cherchent parmi les ruines. Finalement, le corps de la mère de Mohammad est retrouvé.« Elle était assise sur un canapé, la télécommande à côté d’elle », explique Bita Moussavi. Les dépouilles du couple sont identifiées, grâce à l’ADN, quelques jours plus tard. « Hadiseh a été enterrée au milieu, entre sa mère et son père, explique Bita. Elle était très proche de son père. Leur famille était très soudée. Les quatre dînaient toujours ensemble. »
Les deux sexagénaires, qui avaient travaillé pendant des années dans une entreprise d’import-export, venaient de prendre leur retraite. « Ils n’ont pas pu en profiter, se désole Bita Moussavi, avec qui vit désormais son neveu. Si aujourd’hui je parle d’eux, c’est pour qu’ils ne deviennent pas de simples chiffres. C’est désormais ma mission. »
[Source: Le Monde]