En Iran, des civils terrorisés par les attaques : « Israël frappe partout, à n’importe quelle heure »

Malgré les coupures d’Internet, des habitants de Téhéran témoignent sur les réseaux sociaux, et auprès du « Monde », de leur angoisse et de leur colère face aux frappes israéliennes.

Juin 22, 2025 - 08:30
En Iran, des civils terrorisés par les attaques : « Israël frappe partout, à n’importe quelle heure »
Des photos de civils et de hauts responsables iraniens tués lors des attaques israéliennes sont exposées dans les rues de Téhéran, le 19 juin 2025. FATEMEH BAHRAMI/ANADOLU VIA AFP

Depuis la nuit du 13 juin, Sanam (le prénom a été modifié à sa demande) ne dort plus. Vers 3 heures du matin, la tour dans le nord de Téhéran où résidait Ali Shamkhani, proche conseiller du Guide suprême, Ali Khamenei, a été frappée par une attaque israélienne. « Au début, je me suis dit que c’était un coup de tonnerre, mais j’ai vite vu des engins dans le ciel. Quelques secondes plus tard, une grande explosion a retenti », raconte cette informaticienne de 30 ans, jointe par WhatsApp. Depuis, ses nuits sont agitées, elle reste éveillée à regarder les informations et à scruter le ciel sans relâche, « parce qu’Israël frappe fort la nuit ».

Depuis le 13 juin 2025, Israël mène des frappes contre des infrastructures militaires et stratégiques iraniennes. Mais ces attaques provoquent également d’importantes pertes civiles. Deux hôpitaux ont été touchés, à Kermanshah, dans l’ouest du pays, et à Téhéran.

Dans la nuit du 19 au 20 juin, paniquée, Sanam a appelé ses amis qui avaient quitté Téhéran pour Racht, dans le nord du pays, après avoir vu sur le réseau X l’ordre d’évacuation donné par l’armée israélienne pour cette ville. « Je leur ai demandé de se mettre à l’abri. Eux n’avaient pas d’Internet, moi j’en avais un peu », explique-t-elle. Une heure plus tard, cinq projectiles ont frappé la cité industrielle de Sefid Roud, à Racht. Ses amis lui décrivent un ciel devenu très clair, comme en plein jour, à cause de l’explosion. Puis des avions se dirigeant vers Téhéran. Quelques minutes plus tard, l’appartement de Sanam tremble. « Les Israéliens ont frappé les quartiers de Nobonyad et de Lavizan, pas loin de chez moi », précise celle qui se réfugie dans le sous-sol à chaque bruit menaçant. Les frappes ont continué durant la nuit du vendredi au samedi, encore plus intenses, à Téhéran, Racht et Ispahan.

Selon les chiffres publiés le 20 juin par Human Rights Activists News Agency, qui s’appuie sur son réseau de volontaires en Iran et d’autres sources non gouvernementales, 657 personnes ont été tuées dans le pays depuis le début du conflit entre l’Iran et Israël. Parmi elles, 164 militaires, 263 civils, ainsi que 230 personnes dont l’identité ou le statut (civil ou militaire) n’ont pas pu être établis. Le bilan fait également état de 2 037 blessés. Les chiffres officiels, qui n’ont pas été mis à jour depuis le 16 juin, font état de 224 morts, « dont 90 % de civils », parmi lesquelles « 74 femmes et enfants ».

Elnaz, 27 ans, à Téhéran, le 14 juin 2025. « J’attends de ce qui va se passer. Rien n’est prévisible ici, et la seule chose que j’ai apprise en vivant dans ce pays, c’est qu’il faut s’adapter, que cela nous plaise ou non. Tout peut arriver. (…) Je me suis préparée à des jours encore plus sombres. Dans mes rêves, je vois les choses empirer : coupures d’électricité, pénuries d’eau, absence de réseau cellulaire, impossibilité de se retrouver. Si c’est la guerre, je suis prête à l’affronter, parce que je crois toujours qu’un jour meilleur viendra. »

Connexions téléphoniques depuis l’étranger coupées

Depuis le 18 juin, les autorités iraniennes ont coupé l’accès à l’Internet mondial – « la pire coupure de l’histoire de la censure dans le pays », selon les observateurs. L’écrasante majorité des Iraniens ne peut plus utiliser les services étrangers comme WhatsApp et Gmail, ni consulter les sites hébergés à l’étranger. Seuls les utilisateurs aguerris, avec de très bons VPN (un logiciel pour contourner le blocage d’Internet) peuvent encore se renseigner. C’est le cas de Sanam. Pour l’instant, elle parvient à accéder, de temps en temps et après de longues tentatives, à l’Internet mondial, ce qui lui confère une grande responsabilité vis-à-vis de ses proches, privés d’information et qui ne disposent pour s’informer que des chaînes de télévision et de radio iraniennes, étroitement contrôlées par le régime. Les connexions téléphoniques depuis l’étranger vers l’Iran ont aussi été coupées. Des Iraniens ayant réussi à se connecter proposent à leurs amis à l’étranger d’appeler leurs proches pour avoir des nouvelles.

Les autorités justifient cette coupure par des « inquiétudes » liées à des cyberattaques israéliennes. Les ordres d’évacuation donnés par l’armée israélienne à la population iranienne peinent donc à atteindre ceux concernés. « Israël frappe partout, à Téhéran, à Chiraz, à Ispahan, à n’importe quelle heure. Je suis en colère contre ces enfoirés qui frappent de façon indiscriminée », écrit Sanam depuis Téhéran.

La jeune femme, tenant ces propos fermes à l’égard d’Israël, est loin d’être une partisane du régime islamique. Depuis le mouvement Femme, vie, liberté, né après la mort en garde à vue de Mahsa (Jina) Amini en septembre 2022 pour un voile « mal ajusté », Sanam refuse de se couvrir les cheveux – comme l’oblige pourtant la loi en Iran. Cela lui a valu, en avril 2024, d’être arrêtée à Téhéran de façon très brutale par un agent et d’être condamnée à une amende de 3 millions de tomans (environ 50 euros]. « Je ne peux pas fermer les yeux sur la vie perdue des jeunes tués pendant les manifestations [environ 500, selon les organisations de défense des droits humains]. Mais jamais, au grand jamais, je ne cautionnerai l’agression d’un autre pays sur l’Iran », explique Sanam. Vendredi, la prière a rassemblé de nombreux partisans de la République islamique d’Iran. Les médias officiels iraniens se sont réjouis de la présence de femmes dont l’apparence – maquillage prononcé et foulard porté de manière relâchée – suggérait que des personnes a priori non favorables au régime le soutenaient désormais face à Israël.

Le premier jour du conflit, sur Instagram, Sanam a demandé à ses amis prenant le parti d’Israël de se désabonner de son compte. Certains – qui vivent aussi en Iran – lui ont exprimé leur déception. « Ils m’ont accusée d’être devenue partisane du régime islamique. Selon eux, l’Iran a provoqué Israël et doit capituler. Ils pensent que même des millions de manifestants dans la rue ne feront pas tomber le régime et que c’est Israël qui est en train d’accomplir ce que nous n’avons pas réussi. Mais ces gens ne comprennent pas que condamner l’agression israélienne et soutenir la défense légitime de Téhéran ne veut pas dire soutenir le régime iranien », insiste-t-elle. Depuis le 13 juin, la guerre avec Israël lui a coûté quelques amitiés.

« La guerre va continuer »

Vendredi soir, très peu de gens ont réussi à se connecter à Internet. Sur Instagram, certains ont donné de leurs nouvelles à leurs proches à l’étranger, pour les rassurer. « Téhéran est presque vide. Peu d’épiceries sont ouvertes. Depuis le 19 juin, de nombreux checkpoints ont été érigés, parfois au milieu des autoroutes, écrit Ehsan, 29 ans, sur Instagram. Des motards en civil circulent, avec une apparence effrayante [rappelant ceux qui tiraient à balles réelles sur les manifestants lors des vagues de répression]. » Saïd, 32 ans, confirme, également sur Instagram, la forte présence policière : « Vans, camionnettes et motos sont systématiquement arrêtés et fouillés. » Au même moment, le Conseil suprême de sécurité nationale iranien a donné jusqu’au 23 juin aux personnes « ayant coopéré, même involontairement », avec Israël pour se rendre aux services de sécurité et « remettre drones, équipements de surveillance, armes ou matériel lié ». En échange, elles pourront bénéficier d’« un pardon officiel ». Dans tout le pays se multiplient les arrestations de présumés collaborateurs avec l’Etat hébreu et de ceux qui ont osé critiquer l’Iran dans cette guerre.

Dans la capitale, « de nombreux médecins expérimentés ont quitté les hôpitaux, et rien ne les a fait revenir », raconte Azadeh (le prénom a été modifié), qui travaille dans une entreprise d’équipements médicaux. « Les services tournent au ralenti, certains à peine fonctionnels, maintenus seulement grâce à quelques internes et infirmiers qu’on menace de ne pas garder s’ils refusent de travailler, poursuit-elle. Les entreprises de matériel médical ont cessé leurs livraisons. Ce vendredi, les autorités ont ordonné que les médecins ayant quitté la capitale pour d’autres villes soient définitivement affectés à ces endroits. » Dans la plupart des hôpitaux, dit-elle, « des unités de traumatologie d’urgence ont été mises en place, avec la promesse d’un approvisionnement direct en matériel par le ministère de la santé ».

A Racht, où beaucoup se sont réfugiés, des tentes ont été installées dans certains parcs pour les déplacés. Certains ont loué un logement « pour au moins un mois », raconte une déplacée de Téhéran. Sur la route de Tchalus, qui relie Téhéran à la province du Guilan (dont Racht est capitale), des restaurants au bord de la route louent des lits. Les petites cabanes sont pleines de gens venus de la capitale. Pour l’instant, les denrées alimentaires ne manquent dans aucune de ces villes, même si certains produits ont été rationnés. Les boulangeries connaissent parfois des afflux importants, mais tiennent le coup. Sanam, elle, reste pessimiste. « La guerre va continuer. Israël, qui a déjà dépensé tant d’énergie, ne va pas s’arrêter de sitôt. »

A gauche, Mohammad, sa fille et une amie. Ils se sont réfugiés dans le parc du quartier de Shahrara, une zone très touchées par les attaques israéliennes à Téhéran. Sa fille déclare : « Nous n’avons jamais connu la guerre auparavant, c’est notre première fois, c’est extrêmement stressant. » Ils affirment que ce quartier est connu pour abriter un grand nombre de scientifiques dans le domaine du nucléaire, ce qui en fait une cible potentielle. Ils ont décidé de quitter ce parc et d’aller dans un quartier où ils seraient plus en sécurité. A Téhéran, le 14 juin 2025.