« Il me regarde de haut en bas, avec un air lubrique » : hôtesses d’accueil et de l’air, serveuses, des métiers toujours hautement sexualisés
Blagues lourdes, regards déplacés, drague ouverte sont monnaie courante dans ces métiers de services où l’apparence physique est primordiale. Face à cette sexualisation banalisée qui peut confiner au harcèlement, les salariées sont peu protégées.
Le jour de sa première mission en tant qu’hôtesse, Anna (les personnes désignées par leur prénom ont requis l’anonymat), 25 ans, a été envoyée au Palais des congrès de Paris pour accueillir les visiteurs d’un salon d’assurances. Sur place, elle ne trouve ni collègues ni manageur. Seul l’attend le représentant de l’entreprise cliente, qui lui intime pour toute consigne : « Il faut que tu les attrapes, que tu souries ! »
Sourire et remercier poliment, c’est ce qu’elle fait quand un client lui coupe la parole pour complimenter ses yeux. Impossible de réagir autrement : comme le lui rappellent fréquemment les cheffes hôtesses, les entreprises clientes paient pour que les hôtesses les représentent. Anna n’a donc pas le droit de remettre les visiteurs à leur place. Et ce, même si les propos dérapent, comme ceux du client rentre-dedans, ce fameux premier jour : « Je continue mon pitch, poursuit Anna, et je lui demande : “Est-ce que vous êtes bien équipé ?” Nous on équipait les gens [en assurances] ! Il me regarde de haut en bas, avec un air lubrique, et me dit : “Bien sûr que je suis bien équipé, si c’est ce que vous voulez savoir…” » Cette mauvaise expérience a été la première d’une longue série : la jeune femme a été victime de remarques déplacées à chacune de ses missions.
Son récit fait écho à d’autres. Maëlle, 21 ans, qui a occupé plusieurs emplois de barmaid et de serveuse, remarque : « C’est surtout quand on fait du service à table que les clients se permettent de faire des commentaires, comme : “Vous n’êtes pas sur la carte ?” Ce sont des blagues très lourdes, répétées. C’est insupportable. » Annabelle, 22 ans et hôtesse de l’air depuis un an, est régulièrement alpaguée par des voyageurs dans l’avion, qui se lèvent « discrètement » pour lui demander son numéro de téléphone ou son compte Instagram.
Séduction, sexualisation et harcèlement de la part des clients font partie du quotidien au travail des serveuses, hôtesses d’accueil et hôtesses de l’air. Leurs emplois ont des points communs : il s’agit de métiers de service, occupés par des femmes jeunes (84,5 % des employées de service direct à la personne étaient des femmes en 2019, selon l’Insee), qui travaillent au contact du public.
« Travail décoratif »
Et l’apparence physique y joue un rôle incontestable. « Beaucoup de métiers féminins, ou pensés comme féminins, reposent sur l’idée que les femmes doivent mettre en avant leur corps, et comportent donc une dimension de travail décoratif », relève Gabrielle Schütz, maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, qui a réalisé une enquête ethnographique, statistique et sur archives sur les hôtesses d’accueil.
Les hôtesses de l’air ont, par exemple, longtemps été recrutées sur des critères physiques, avec des normes strictes de poids et de taille. Ces critères se sont assouplis, et ont formellement disparu des compagnies aériennes françaises depuis 2001, où ils ont rejoint la liste des discriminations sanctionnées par le code du travail.
Mais des exigences sur l’apparence demeurent dans ces métiers, comme le port d’uniforme et de maquillage. Noémie, 24 ans, hôtesse d’accueil en intérim, en donne pour exemple le message envoyé par sa cheffe lors de sa dernière mission : « J’insiste sur une belle présentation : pour la coiffure, cheveux tirés, plaqués et queue-de-cheval mi-haute, et un joli maquillage léger et naturel, c’est-à-dire joli teint, mascara et rouge à lèvres rouge, glossy. »
Dans l’hôtessariat, ce sont les entreprises clientes qui imposent ces critères. Si ces derniers ont tendance à évoluer (on constate davantage de chaussures plates, de pantalons, moins de tenues très courtes ou moulantes), certaines représentations sexistes ont la peau dure. En 2023, le « guide de l’hôtesse parfaite » à Roland-Garros avait fuité : premier bouton de chemisier ouvert, escarpins hauts, jambes et aisselles parfaitement épilées étaient requis sur les tournois.
Certains employeurs prennent le parti d’intervenir. « Si un client demande des hôtesses en minijupe, on ne travaille pas avec lui », affirme Nelson Moncorgé, le directeur de La Belle Equipe. Dans cette agence, les hôtesses n’ont pas non plus à porter de maquillage : il leur est simplement demandé d’être « coiffées ». Mais de manière générale, les hôtesses interrogées remarquent que c’est le plus souvent à elles de faire le tri entre les missions proposées par leur agence.Ainsi, Noémie sélectionne celles où elle n’est pas obligée de venir en escarpins ou en robe moulante.
Si les serveuses sont plus rarement soumises à des prescriptions formelles, elles peuvent rencontrer des pressions insidieuses sur leur apparence au travail. « Quand j’avais un tee-shirt ou un jean, mes patrons me disaient : “Tu es habillée comme un sac à patates.” Et quand j’avais une minijupe et un petit haut moulant, c’était : “Super travail aujourd’hui !” », se souvient Alicia à propos de son premier emploi, à 19 ans, dans un café parisien.
Injonction à sourire
Or ces contraintes sur l’apparence physique exposent les travailleuses à des dangers. Une enquête réalisée par l’IFOPau niveau européen révélait ainsi que 52 % des femmes portant une tenue « montrant leurs formes » sur leur lieu de travail avaient vécu au moins une forme de violence sexiste et sexuelle (VSS) les douze mois précédents, contre 19 % pour celles qui n’en portent pas.
L’injonction à sourire et à être aimable – parfois vue comme incontournable dans ces métiers – peut également se révéler un terreau fertile au harcèlement. « La frontière est très fine entre être sympa et aimable et avoir l’air de draguer le client. En particulier dans les yeux d’hommes assez sûrs d’eux, généralement issus des classes supérieures, qui vont se dire qu’ils peuvent y aller », explique Cécile Thomé, sociologue au CNRS.
Ces travailleuses disposent de peu de moyens de se défendre du harcèlement qu’elles subissent de la part des clients. Décliner poliment l’invitation ou ignorer la remarque est, selon Noémie, « tout le temps la stratégie ». Elle-même ne s’autorise à prévenir sa hiérarchie que si elle se sent vraiment en danger, comme le jour où un client lui a dit qu’il allait l’attendre pour la raccompagner chez elle. Son chef a alors exclu le client du restaurant.
Mais cela reste à la discrétion de la hiérarchie. « Selon le degré d’humanité du manageur, soit il va dire qu’on en fait des caisses, soit il va nous défendre – mais c’est plutôt rare », note Maëlle, à qui il a été reproché d’avoir élevé la voix contre un client trop entreprenant. Son manageur redoutait « une mauvaise note ou un mauvais avis sur l’établissement ».
L’éloignement de la hiérarchie, dans certains de ces emplois, explique aussi que ces violences soient passées sous silence. Par exemple, le directeur d’agence Nelson Moncorgé, qui reconnaît que « ces situations [de harcèlement] sont fréquentes », et affirme rompre avec le client lorsqu’elles surviennent, évoque des difficultés à en être informé. « Ces situations sont parfois signalées par les chefs hôtes et hôtesses, mais je pense que les hôtesses elles-mêmes ont un peu de pudeur à les faire remonter. »
D’autres employeurs ne respectent tout simplement pas leur obligation de protéger leurs employées, de peur de perdre un client. Une directrice d’agence parisienne – qui n’a pas souhaité donner son nom – affirme n’avoir jamais été témoin d’un cas « suffisamment grave » pour requérir une rupture du contrat avec l’entreprise cliente. Autrement, « les hôtesses sont sorties du site », reconnaît-elle.
« C’est un milieu concurrentiel, les sociétés ne veulent pas prendre le risque de perdre un client, donc elles négocient rarement les conditions de travail, a remarqué Gabrielle Schütz sur son terrain d’enquête. Si une hôtesse rencontre un problème de harcèlement, la situation la plus courante est de la déplacer. Voire, si elle récrimine trop, on ne fera plus appel à elle. C’est beaucoup plus simple que d’aller affronter le client. » Plus elles sont précaires dans leur emploi, plus ces travailleuses sont exposées aux VSS, comme l’établit un rapport interministériel de septembre 2024.
Vu comme un dommage collatéral inévitable
Les plus grosses organisations ont toutefois davantage de ressources à allouer pour prévenir ces violences. Certaines s’emparent peu à peu du sujet. La compagnie aérienne Transavia fait ainsi suivre une formation « Halte au sexisme » à tous ses salariés. Elle s’est aussi dotée d’une charte sur les risques psychosociaux, qui intègre depuis septembre un dispositif pour le personnel « victime de passagers indisciplinés » (qui, toutefois, ne nomme pas les VSS en tant que telles). « En cas de signalement d’un comportement inadapté de la part d’un client vis-à-vis d’un membre d’équipage, le commandant de bord a toute autorité pour contacter les services de police à l’arrivée du vol et porter plainte contre le client au nom de la société Transavia. Les clients ayant eu des comportements inadaptés vis-à-vis de notre personnel peuvent être blacklistés pour une durée allant jusqu’à trois ans », nous indique la compagnie.
Toutefois, la prise en compte du problème semble encore balbutiante : le harcèlement de la part des clients est souvent vu comme un dommage collatéral inévitable dans ces métiers, et non comme un problème à traiter. « Ni mes collègues, ni mes manageurs, ni ceux qui m’ont formée n’ont évoqué ce sujet avec moi, déplore Annabelle. Donc j’ai dû faire avec. »
Pour l’hôtesse de l’air, cette sexualisation de son travail ne se limite pas au harcèlement. Elle regrette de voir son activité sans cesse ramenée à une fonction de séduction, plutôt qu’à ses compétences ou au contenu réel de ses tâches : vérifier le matériel de sécurité, faire embarquer, armer les toboggans, réaliser la démonstration de sécurité, servir ou vendre des boissons, nettoyer la cabine après le départ des voyageurs… « C’est un peu ce qui me dérange : j’ai l’impression que mon métier, ce n’est pas vraiment un métier, c’est un critère physique. »
Alicia tente elle aussi d’aller à l’encontre de cette représentation. Depuis qu’elle est serveuse dans un restaurant familial de la banlieue parisienne, elle se force à y aller habillée et maquillée « à la schlag », c’est-à-dire sans faire d’effort. Si cela lui évite de se faire draguer ? Non, bien sûr. Mais elle se sent « plus à l’aise », et s’épargne du temps de maquillage-démaquillage, réalisé à ses frais et hors du temps de travail, le matin et le soir. « Il est hors de question que je fasse des efforts colossaux pour aller travailler : ce n’est pas normal, martèle la jeune femme. Ce n’est pas un défilé. »
[Source: Le Monde]