Vivre avec une « ombre qui rôde » : quand le cancer frappe les jeunes adultes

Ils avaient 26, 27 ou 29 ans quand le diagnostic est tombé, interrompant brutalement leur entrée dans l’âge adulte. Témoignages d’une génération qui veut lever le tabou autour du cancer, dont le nombre de nouveaux cas d’apparition précoce a bondi de 80 % en trente ans.

Nov 19, 2025 - 08:09
Vivre avec une « ombre qui rôde » : quand le cancer frappe les jeunes adultes
FLORENCE BROCHOIRE POUR « LE MONDE »

Le diagnostic est tombé un mercredi matin : lymphome médiastinal primitif à cellules B. Une heure plus tard, Annabelle Martin a rendez-vous pour signer un contrat de travail. « Ce qui m’interpelle à ce moment-là, ce n’est pas de savoir si je vais mourir d’un cancer du sang, mais ce que je vais faire par rapport à mon employeur. » Car « à ce moment-là », en octobre 2022, Annabelle Martin a 26 ans, travaille dans le marketing digital et l’analyse de données, mène une vie « à 100 à l’heure » et vient de démissionner du groupe de presse rejoint il y a trois ans pour une autre entreprise.

« Tu dois te protéger, tu ne savais pas que tu avais un cancer lorsque tu as négocié ton nouveau contrat », lui suggère son père. La jeune femme l’écoute. Elle signe l’offre « les yeux rouges », puis annonce sa maladie à son employeur, qui se montre « très compréhensif ». La vingtenaire doit aussi discuter avenir avec son compagnon : « On était ensemble depuis six mois, on avait juste envie d’aller au ciné et au restaurant, on s’est retrouvés à parler bébés. » Les traitements qu’elle s’apprête à suivre vont altérer sa fertilité. Elle choisira de congeler quatre embryons avant sa chimiothérapie, « même si cela signifiait concevoir des enfants avec une personne récemment rencontrée ». Trois ans plus tard, le couple est resté soudé et vient tout juste d’accueillir un bébé, raconte-t-elle : « Je suis tombée enceinte naturellement alors que tous les voyants hormonaux étaient au rouge, ça relève du miracle. »

Cartes du compte Instagram « Merci cancer » d’Annabelle Martin, créé pour raconter les étapes de sa maladie et de sa reconstruction. A Wavre (Belgique), le 14 novembre 2025.

Survenu à « un moment charnière de [sa] vie », le cancer a aussi compliqué l’accès d’Annabelle Martin à la propriété. Contrainte de se tourner vers une banque de courtage, qui pratique des taux d’intérêt plus élevés, pour obtenir un prêt, elle n’a toujours pas obtenu d’assurance-vie reliée au crédit : « Si je meurs demain, mon compagnon devra rembourser toute la maison. On retournera voir des assureurs trois mois après ma rémission, en mars 2026. »

Maladie précarisante

Longtemps perçue comme une maladie touchant les personnes âgées, le cancer affecte désormais de plus en plus de jeunes adultes. Le nombre de nouveaux cas de cancers d’apparition précoce a bondi de près de 80 % en moins de trente ans dans le monde, selon un article paru dans le British Medical Journal Oncology, en 2023. Pour les jeunes, c’est « la double peine », analyse Léa Moukanas, présidente d’Aïda, une association française de soutien aux jeunes touchés par un cancer : « On est sur un âge de transition, qui est déjà difficile en soi. La survenue d’un cancer vient brutalement stopper le processus d’autonomisation. »

Le collectif Cancer Colère contre les réformes de la Sécurité sociale qui visent à moins rembourser les malades, devant l’Assemblée nationale, à Paris, le 12 novembre 2025.

Ophélie Laplace, 28 ans, a été diagnostiquée d’un chondrosarcome au fémur droit en 2012. Elle avait alors 15 ans. Jusqu’à ses 19 ans, elle se déplace en fauteuil roulant ou avec des béquilles : « J’avais l’étiquette de la fille qui a eu un cancer, c’était mon identité, et j’ai eu du mal à m’en affranchir. C’est comme si j’avais arrêté de grandir. » La jeune femme rêvait d’un métier physique, dans la nature. Elle se résout à changer d’orientation : « J’avais horreur de la vie de bureau, mais j’ai compris que c’est ce qui m’attendait, vu mon état physique. » Après un BTS en aménagement paysager, l’étudiante quitte Pau et son foyer pour terminer sa licence dans le même domaine, à Dijon. « Cette distance, je comprends aujourd’hui pourquoi je l’ai prise. J’ai une famille incroyable, mais on me surprotégeait. Ma béquille était devenue un appui plus mental que physique. Je n’ai pu m’en débarrasser qu’en partant. » Aujourd’hui chargée d’études et de conception des espaces publics, Ophélie Laplace a enfin « une identité autre : les nouvelles personnes qu[’elle] rencontre ne sont pas forcément au courant qu[’elle a] eu un cancer ». Au travail, elle évite d’aborder le sujet : « Dans le monde professionnel, le sujet est encore tabou. »

L’idée persiste qu’un cancer « ça dure un an, et ensuite tout est fini, on reprend sa vie là où on l’a laissée, plein d’énergie. Mais il faut bien plus de temps pour se reconstruire. Surtout quand on a un cancer métastatique d’emblée et des maladies qui deviennent chroniques, ce qui est plus fréquent chez les jeunes, car, à cet âge, le renouvellement cellulaire est plus actif », souligne Mélanie Courtier, fondatrice de Jeune & Rose, une association qui accompagne les jeunes femmes atteintes d’un cancer du sein. La maladie, poursuit-elle, est précarisante, « or les jeunes sont souvent dans des situations professionnelles peu stables, sans parler des étudiants qui se retrouvent sans ressources et n’ont pas encore ouvert de droits ».

Pour de nombreux jeunes, l’après-cancer est même plus difficile que la période des traitements. « Votre corps a changé, votre rapport au travail aussi, la santé mentale n’est souvent pas optimale », souligne Léa Moukanas. Il faut apprendre à vivre avec un sentiment de décalage et la peur de la rechute. Diagnostiquée d’un cancer du sein à 27 ans, Julie Meunier parle d’une « ombre qui rôde » : « On a peur que la maladie ait laissé un truc traîner quelque part, qui reviendra un jour. Tant qu’on est à l’hôpital, qu’on enchaîne les visites, on n’a pas le temps de penser. Quand on est en rémission, seuls avec nous-mêmes, la maladie vient nous hanter. »

Juriste en droit immobilier au moment de son diagnostic, Julie Meunier a dû également composer avec une crise existentielle qui aura raison de son emploi : « Tout d’un coup, plus rien n’est grave. Le client qui se plaint du voisin car il installe la clim sur sa façade, ce n’était plus possible. » Le cancer lui donne finalement la force « bizarre » de tout changer : « J’avais fait du droit pour rassurer mes parents, qui craignaient de me voir devenir tatoueuse, j’ai enfin décidé d’arrêter la vie dont on avait rêvé pour moi et de vivre celle dont je rêvais. » La trentenaire crée les Franjynes, une entreprise qui commercialise des prothèses capillaires : « Pendant mes traitements, j’ai perdu mes cheveux blond platine, longs jusqu’à la taille. Ainsi que mes cils et mes sourcils. Tout le monde se ressemble comme ça. J’avais du mal à me réapproprier mon identité. Aujourd’hui, j’aide des personnes qui sont dans le même cas de figure. Je n’ai plus l’impression d’exercer une profession inutile. »

Fleur Breteau (au centre), fondatrice du collectif Cancer Colère, lors d’une action contre les réformes de la Sécurité sociale, qui visent à moins rembourser les malades, devant l’Assemblée nationale, à Paris, le 12 novembre 2025.

« Mobilisation politique »

Pour monter sa marque, Julie Meunier est passée par le crowdfunding, l’emprunt étant impossible au vu de son dossier médical. Elle n’a réussi que récemment à acheter un appartement. Lors du diagnostic de son cancer, en 2015, le droit à l’oubli – qui permet de ne plus déclarer une pathologie grave lors de la souscription d’une assurance-emprunteur – était fixé à dix ans, contre cinq ans aujourd’hui. « Et encore, les assureurs essaient quand même d’avoir des infos sur notre dossier médical ! », s’indigne Mme Meunier, marquée par la paupérisation à laquelle on s’expose avec un cancer : « La maladie coûte très cher. On reçoit des indemnités journalières correspondant à la moitié de notre salaire… mais si on est locataire, on continue de payer notre loyer à 100 %. On peut avoir des dépassements d’honoraires à notre charge sur les opérations. Beaucoup de choses devraient bouger. »

Le sujet d’ailleurs se politise. Lorsque, en 2014, à l’âge de 29 ans, Lili Sohn est diagnostiquée d’un cancer du sein, la maladie est encore entourée de non-dits. Alors graphiste, la jeune femme ouvre un blog BD, Tchao Günther : « J’ai donné un nom allemand à mon cancer car c’est dans cette langue qu’on dompte les bêtes sauvages dans les cirques. J’avais besoin d’imaginer cette chose qui vivait en moi et contre laquelle j’allais prendre des traitements intenses. » Ce faisant, elle entame un mouvement de libération de la parole qui se poursuit aujourd’hui : « De plus en plus de patientes partagent leur expérience. » Autant de voix qui la poussent à être « militante du cancer » : « On nous responsabilise sur les causes individuelles de la maladie, mais très peu sur les causes environnementales qui nécessitent, si on veut faire bouger les lignes, une mobilisation politique. »

« On a besoin de comprendre », abonde Mélanie Courtier. L’association Jeune & Rose, raconte-t-elle, comporte de nombreuses femmes à l’hygiène de vie irréprochable qui, sans remettre en question les facteurs individuels comme l’alcool et le tabac, s’interrogent sur des facteurs comme les perturbateurs endocriniens ou les polluants environnementaux. Elles réclament notamment la mise en place d’un registre national des cancers, afin de disposer de données épidémiologiques sur l’ensemble du territoire.

Ophélie Laplace raconte avoir longtemps été « en colère ». Elle a grandi et vit toujours dans le bassin de Lacq, le « Texas béarnais » : « C’est un bassin industriel important, la qualité de l’air fait régulièrement débat. Mais je n’ai plus envie de tirer des conséquences. Je sais ce que la vie vaut désormais, je sais qu’elle n’a pas de prix, j’ai juste envie de la croquer à pleines dents. »

Inès Mollard Zaïdi (au centre) du collectif Cancer Colère contre les réformes de la Sécurité sociale qui visent à moins rembourser les malades, devant l’Assemblée nationale, à Paris, le 12 novembre 2025.

Diagnostiquée d’un cancer du sein le jour de ses 32 ans, Inès Mollard Zaïdi est subjuguée, à l’été, par le discours de Fleur Breteau interpellant les députés ayant voté en faveur de la loi Duplomb sur l’agriculture. Comme de nombreux Français, la trentenaire découvre à ce moment-là l’activiste, nouveau visage de la révolte contre le cancer et les pesticides. Elle rejoint dans la foulée son collectif, Cancer Colère : « Je suis devenue obsédée par les pesticides et les perturbateurs endocriniens. » Désormais, la jeune femme se consacre à « la sensibilisation du monde à cet empoisonnement silencieux ». Elle ne laissera pas le cancer avoir le dernier mot.

[Source: Le Monde]