Narcobanditisme : dans les coulisses de l’« empire » de la Castellane, à Marseille

Bastion du trafic de stupéfiants, avec 100 000 euros de chiffre d’affaires par jour, jusqu’à son démantèlement par la police en avril, la cité était mise en coupe réglée par « Mimo », chef d’un gang soudé, dont 16 membres présumés sont mis en examen.

Oct 2, 2025 - 13:15
Narcobanditisme : dans les coulisses de l’« empire » de la Castellane, à Marseille
Une habitante cache son visage dans la cité de la Castellane à Marseille, le 19 mars 2024. COUST LAURENT/ABACA

Depuis vingt ans, la cité de la Castellane, à cheval sur les 15e et 16arrondissements dans les quartiers nord de Marseille, a associé son nom à l’un des plus importants points de vente de drogue en Europe et l’un des plus anciens également : aucun autre n’a connu une telle longévité. Pour certains consommateurs, « aller toucher [s’approvisionner]à la Casté », ça a même de la classe.

Du moins jusqu’en avril, lorsque les policiers démantèlent cette multinationale du crime et identifient les dirigeants qui composent ce que le procureur de la République Nicolas Bessone nomme la « coupole mafieuse ». Les juges d’instruction mettent en examen 16 acteurs importants du trafic, notamment sous la qualification de « direction de groupement lié aux stupéfiants », qui relève de la cour d’assises. Quatorze d’entre eux sont toujours incarcérés. Pour la police judiciaire, qui a coutume de baptiser ses dossiers, un nom s’impose : « Empire ».

Un empire avec une fortune colossale. A la lecture des feuilles de comptes saisies, les juges d’instruction évoquent « une manne financière exorbitante ». Deux des huit « fours », les points de vente de la Castellane, ayant généré, en 2022, un chiffre d’affaires de 11 millions d’euros, les magistrats extrapolent sur l’ensemble de la cité pour aboutir à un chiffre d’affaires annuel de 40 millions, soit plus de 100 000 euros par jour. La trésorerie de la Castellane s’établissait, au printemps, à 8 millions d’euros, à en croire le parquet.

Seize mois d’enquête, puis surtout le versement miraculeux, en janvier 2025, par Europol d’une année de conversations au sein de ce clan marseillais sur la messagerie cryptée Exclu, « percée » par la police hollandaise, ont dévoilé une structure pyramidale extrêmement hiérarchisée et solidaire. A la tête de l’empire, tout en haut, il y a « Vito Corleone »ou « Russell Bufalino », deux références à des parrains américains réel ou fictif, que Mohamed Djeha utilise comme pseudos.

Un chef adulé et omniprésent

Depuis vingt ans, ce Franco-Algérien de 43 ans, originaire de la Castellane, est une ombre dans le narcobanditisme. Surnommé également « Mimo », il serait l’un des plus importants trafiquants de France. La police n’a jamais mis la main sur lui, bien que la justice l’ait condamné par défaut, en septembre 2019, à dix ans de prison dans un dossier de collecteurs d’argent de la drogue vers la Hollande et Dubaï, où il a vécu. Il est ensuite condamné, en 2023, toujours par contumace, à trente ans de prison pour complicité dans l’assassinat d’un membre d’un clan rival. En juin 2023, la police algérienne l’a interpellé et incarcéré pour une affaire de blanchiment et la France a réclamé son extradition dans la foulée. Sans grand espoir, l’Algérie n’extradant pas ses nationaux.

« Mimo » est la cible principale, en 2023, de l’opération « Trident », qui n’en finit plus de secouer l’Office anti-stupéfiants (Ofast) : une livraison de plusieurs centaines de kilos de cocaïne colombienne surveillée par la police antidrogue devait le « faire tomber », mais elle a tourné au fiasco. Mohamed Djeha n’a pas été interpellé et l’affaire a laissé la place à de forts soupçons de corruption au sein de l’Ofast de Marseille.

Le clan de la Castellane, formé de cousins et de copains qui ont usé ensemble les mêmes bancs du collège, adule « Mimo » et lui voue un dévouement sans limite. « On est une équipe, des frères, on va jusqu’à la mort ensemble », lit-on dans un des innombrables messages décryptés. « Il a tout construit de ses mains » en vendant, à ses débuts, des barrettes de shit au « four de l’entrée », lui rend hommage un autre.

Fantôme pour la police judiciaire, Mohamed Djeha est présent dans tous les groupes de discussion de la messagerie Exclu en 2022 ou sur ceux de Signal, auxquels les enquêteurs ont également pu accéder, en 2024 et en 2025. « Le Grand » supervise tous les secteurs de ce que l’un d’eux nomme leur « fédération » : les livraisons de drogue et les approvisionnements des « terrains », les comptes consolidés des points de vente, leur tranquillité, les ressources humaines… La multinationale a désigné un « chef de la sécurité », surnommé « Kadyrov ». Chaque mois, tous les points de vente s’acquittent de 5 000 euros, une ponction destinée à financer une équipe dévolue à la traque des ennemis et à leur élimination, ainsi qu’à l’achat des « jouets » – les armes. Ce groupe de cinq personnes, dirigé par un énigmatique « Pino Greco » – non identifié –, ne prend ses ordres qu’auprès de « Mimo ». Lorsque, à un niveau inférieur, un grand gérant d’un des huit points de vente veut « faire la planque d’oseille d’un adversaire avant de lui faire “faire la sieste” » – le tuer –, Mohamed Djeha s’y oppose. Le belligérant se range aussitôt à l’avis du chef et lui renouvelle allégeance : « J’ai beaucoup de respect pour toi, frérot. Jte trahirais jamais » [sic].

Sanctions et récompenses

La violence fait partie du management, notamment pour lutter contre le marché noir, aux mains de jeunes qui viennent vendre un peu de drogue sur les terres de la Castellane sans autorisation. Sur un groupe de discussion s’élabore un plan pour les identifier et les punir : « C’est malheureux mais je pense qu’il va vraiment falloir en faire disparaître un des petits pour qu’ils comprennent tous. » Le feu vert est aussi donné pour distribuer « des grandes claques à ceux qui caillassent la police » – ce qui renforce la présence des forces de l’ordre autour de la cité – ou encore à l’organisation d’opérations commandos. A la Toussaint 2024, il s’agit de prendre de force le point de vente de la Solidarité, une cité voisine. « On rentre avec les voitures en les prenant en sandwich, on annonce que c’est la Casté, on crosse. On allume tout ce qui bouge avec la kalash et après l’attaque, repli à [la cité] la Granière avec les kalash. » Lorsqu’une petite main « s’est manquée », la punition tombe, aussitôt diffusée sur les réseaux sociaux où l’on voit un jeune homme le visage et le torse en sang ou un autre, au sol, se faisant rouer de coups.

La cité de la Castellane dans les quartiers nord de Marseille (Bouches-du-Rhône), le 19 mars 2024

Cette radiographie sans précédent de l’empire de la Castellane donne aussi à mesurer « l’action sociale » menée par ses dirigeants. Mohamed Djeha est secondé par ses deux frères et par un PDG, superviseur historique, Samir I. Ils veillent au versement des « pécules aux soldats incarcérés », débloquent une aide en cas de décès d’un proche d’un fidèle du réseau. « Tu as fait du bien à tout le monde dans le quartier », résume un contremaître s’adressant à Mohamed Djeha. En patron incontesté, « le Grand » distribue les bons points. A l’un de ses associés, par exemple, pour ses efforts dans le packaging du shit ou pour saluer ses efforts de marketing : dans le but d’attirer le chaland depuis l’autoroute, le grand gérant du « terrain » Bernex a fait grapher, en septembre 2022, un monumental portrait de Zinedine Zidane sur le pignon d’un immeuble. « Ça va faire de la bonne pub », le félicite « Mimo », ne mettant pas son veto à l’invitation de celui-ci sur un plateau télé pour parler de cet hommage rendu au footballeur, enfant de la Castellane.

La corruption, source d’information

La pérennité de cette entreprise, malgré les coups de boutoir policiers réguliers depuis plus de dix ans, tiendrait à son ancrage dans le tissu social et à l’infiltration de nombreux milieux. Le déchiffrage des messages trahit une corruption tous azimuts. En mai 2024, sur Snapchat, un correspondant propose de « vérifier auprès d’une amie qui travaille à la PAF [police aux frontières] s’il peut quitter le territoire pour aller aux obsèques d’un oncle ». Un mois plus tôt, les messageries se sont affolées, sur le groupe de discussion baptisé « Loisir », à l’annonce d’une opération de police orchestrée le lendemain. « Dormez pas à la maison ce soir, demain sa tape » [sic]. Les membres du réseau iront jusqu’à se rendre à 4 h 30 du matin devant l’hôtel de police, pour vérifier « si ça bouge ». L’un d’eux répond : « On prend un Airbnb. » Un autre informe qu’il va « retirer les papiers » – l’argent.

« Mimo » semble clairement pouvoir se renseigner sur des enquêtes, y compris criminelles : « D’après les infos, il y aura d’autres interpellations. J’en sais pas plus pour le moment. J’attends des retours ce soir. » Et lorsque circule sur les groupes de discussion Signal l’information de perquisitions à l’Office anti-stupéfiants de Marseille pour des soupçons de corruption, tous se réjouissent : « Inch’Allah, c une bonne nouvelle pour nous » [sic]. D’autres milieux sont infiltrés, comme les ports, pour l’importation de la cocaïne.

Le 15 septembre 2022, Mohamed Djeha évoque avec un interlocuteur l’intervention d’une figure du milieu corse à même de les aider à « sécuriser » une livraison de la Martinique jusqu’à Saint-Nazaire grâce à un docker complaisant. On découvre aussi que les trafiquants marseillais envisagent de recourir à la valise diplomatique d’un haut agent de sécurité comorien bénéficiant d’une immunité diplomatique, notamment pour convoyer de l’or du Maroc à la Turquie. Jusqu’à un bailleur social qui semble « infiltré » pour autoriser, en 2022, la construction d’un mur, sans doute destiné à contrer les incursions des forces de l’ordre. Construit en toute légalité, comme s’en félicitent deux correspondants : « Voilà, c’est autorisé, personne va le casser, ni les CRS ni rien du tout. » Réponse de l’interlocuteur : « Oui on les paye bien ossi » [sic].

Influenceurs et rappeurs

La gestion quotidienne est au cœur des échanges et « Mimo » sait imposer l’austérité quand les ventes baissent ou que la pression policière des opérations « Place nette XXL » désertifie les huit « charbons ». « On paye trop. Soixante mille par mois, 720 000 par an juste en guetteurs. C’est énorme. » Les grands gérants se voient contraints, eux aussi, à la rigueur quand Mohamed Djeha ramène leur rémunération quotidienne de 450 euros à 150 euros. Comme tous les réseaux criminels, la diversification est de mise et le dossier « Empire » illustre l’une des orientations nouvelles du gang : l’extorsion des influenceurs et des rappeurs qui brassent beaucoup d’argent. L’un des mis en examen va même, sur un message, employer le terme « les influenceurs trafiquants ». En juin 2024, un influenceur se fait embarquer de force dans une voiture jusqu’à la Castellane. « Ils m’ont frappé pour me forcer à travailler pour eux. Le deal était que je pouvais travailler avec tous les influenceurs et rappeurs qu’ils possédaient en échange d’un partage 50/50 des bénéfices », expliquera ce témoin aux policiers.

Le décryptage des messages et la sonorisation de certains lieux ont permis de découvrir comment la Castellane et la DZ Mafia se sont disputé un rappeur marseillais de renom, jusqu’à un accord passé au sommet entre Mohamed Djeha et l’un des meneurs incarcérés de la DZ : le rappeur sera finalement repris en main par la Castellane, contre 200 000 euros et 30 % des bénéfices réalisés par l’artiste. Un des « huit cerveaux », grand gérant d’un point de deal, devenait son agent officiel, assurant sa promotion et sa sécurité. A travers cet épisode, on perçoit combien, à l’exception de ses propres conflits historiques – une vingtaine d’assassinats ou tentatives en dix ans, liste le parquet de Marseille –, la Castellane s’est tenue à l’écart des guerres récentes et sanglantes du narcobanditisme marseillais, telle une citadelle que personne n’a osé assiéger. Certains règlements de comptes ont même été sous-traités à des équipes de la DZ Mafia, y compris dans le sud de l’Espagne.

Les juges d’instruction vont désormais creuser les pistes du blanchiment et les enquêteurs tenter d’interpeller les dirigeants de ce réseau – la fameuse « coupole mafieuse » – qui se trouvent à l’étranger.

[Source: Le Monde]