« Le deuil blanc, c’est perdre un peu de son proche à chaque minute qui passe » : la famille face au déclin des malades d’Alzheimer ou de Parkinson
En France, près de 1,5 million de personnes sont atteintes par une maladie neurodégénérative. Leurs proches aidants traversent, sans en avoir forcément conscience, un processus encore mal identifié : le deuil blanc.
« Je me souviens très bien de cet appel de mon père. Les médecins viennent de lui diagnostiquer la maladie de Parkinson et ma première pensée est alors assez ironique : “Dieu merci, ce n’est pas Alzheimer, il va garder toute sa tête !” » Nous sommes en février 2018. Lorsque Mélanie Dufey raccroche, cette naturopathe, alors âgée de 34 ans, a conscience que la maladie de Parkinson, connue pour les tremblements, est neurodégénérative, mais n’imagine pas qu’elle est associée à une dégradation cognitive. Ni ses recherches sur Internet ni les professionnels de santé ne vont préparer Mélanie à la suite.
La maladie s’installe insidieusement. Pendant plusieurs années, le père de Mélanie, Robert, ancien directeur informatique, poursuit sa vie de retraité entre Paris, la Picardie et la Haute-Marne. Mais les premières manifestations de démence surgissent, et la maladie franchit des paliers. Robert confond sa compagne avec la femme de ménage, appelle sa fille à toute heure, hanté par des réminiscences de la guerre d’Algérie. Les bouffées d’angoisse et les idées noires viennent balayer peu à peu la joie de vivre de cet éternel optimiste, amoureux d’art et de cinéma.
Son corps, lui aussi, se métamorphose sous la violence des raideurs et des douleurs musculaires. « Sa bouche, ses yeux, ses sourcils… Mon père a fini par avoir les expressions faciales d’une autre personne. C’est comme si la maladie le torturait physiquement et psychologiquement sans que je ne puisse rien faire. Le deuil blanc, c’est perdre un peu de son proche à chaque minute qui passe. C’est comme un oignon à 1 000 couches : chacune d’elles est douloureuse à éplucher, jusqu’à la fin », confie Mélanie.
Si Mélanie est capable d’évoquer aujourd’hui la notion de « deuil blanc », c’est parce qu’elle a écumé un très grand nombre de sites Internet et échangé avec d’autres aidants sur des forums. La locution, apparue dans la littérature scientifique au début des années 1990, vient seulement d’intégrer l’édition 2026 du dictionnaire Le Petit Robert. Selon sa définition, il s’agit du « deuil éprouvé face aux manifestations de la maladie neurodégénérative d’un proche encore vivant ». En France, près de 1,5 million de personnes sont atteintes par une maladie de ce type.
« Le deuil blanc est avant tout celui d’un idéal. Un parent ou un conjoint devient peu à peu méconnaissable, et cette situation va obliger son proche à reconstruire un lien affectif en permanence », explique Michel Pozo, psychologue à l’Ehpad Les Jasmins, à Bron (Rhône), près de Lyon. Beaucoup de proches aidants éprouvent donc ce deuil blanc sans en avoir conscience.
Accepter l’inversion des rôles
Angèle Midenet, jeune retraitée de 61 ans, habite à Stiring-Wendel, en Moselle, à quelques mètres de la maison de sa mère, Virginia, 91 ans, atteinte de troubles apparentés à la maladie d’Alzheimer. Au fil des années, elle a vu cette coquette Italienne originaire de Calabre au tempérament bien trempé délaisser la plupart de ses activités. Elle ne ramasse plus ses légumes dans le jardin, abandonne le tricot et rechigne à faire sa toilette. Elle oublie également les dates de naissance de ses proches, son âge, et ne reconnaît plus son propre visage sur les photos.
« Qu’elle arrête de jardiner ou qu’elle monte se coucher tout habillée, ça me bouleverse, mais j’ai fini par l’accepter. Ce qui a disparu ne reviendra jamais. Mais je sais qu’une partie de moi est encore dans le déni : ses pertes de mémoire, le fait qu’elle ne se rappelle plus les visages, ça, je ne peux toujours pas l’admettre, il faut que j’y travaille. Moi, je souhaite continuer d’être son enfant, mais je m’aperçois que c’est le contraire qui se produit. C’est peut-être ça, le deuil blanc : accepter cette inversion des rôles », analyse Angèle. Lorsque la tristesse la submerge, elle quitte la pièce pour pleurer discrètement. Et s’est promis de ne jamais rien montrer devant sa mère.
« On retrouve dans le deuil blanc des étapes similaires à celles du deuil véritable, comme la sidération, le déni ou la colère. Mais, contrairement au “vrai” deuil, la personne malade est encore bien là et la maladie est évolutive. Donc, lorsqu’un aidant parvient à un niveau d’acceptation, il suffit que la maladie franchisse un nouveau palier, et tout est à refaire. C’est pour cela que le deuil blanc ne se réalise jamais », ajoute Michel Pozo.
Un deuil permanent, un deuil à petit feu, un deuil sans mort. Marcel Loup, cuisinier dans la restauration collective à la retraite et passionné de chasse, a du mal à poser des mots sur ce qu’il ressent. Cela fait dix-huit ans qu’il accompagne son épouse, Marie-Madeleine, atteinte de la maladie de Parkinson. Le couple a dû tirer un trait sur la retraite telle qu’il l’avait rêvée. « Avec ma femme, on a travaillé toute notre vie, on a acheté notre maison, on a mis un peu d’argent de côté pour s’offrir de beaux voyages à la retraite. Mais tout ça, c’est fini. Des projets, je n’en ai plus. » Même les barbecues dans le jardin avec les amis chasseurs sont devenus trop épuisants pour Marcel, qui doit gérer seul toute la logistique.
Usure et épuisement
Que peut-on encore partager avec ce proche diminué, transformé, devenu autre ? Angèle parvient à profiter de quelques moments de complicité avec sa mère lorsqu’elles écoutent ensemble de vieux tubes populaires italiens, que Virginia chante encore. « Ma hantise, c’est qu’elle ne me reconnaisse plus. J’ai toujours beaucoup de tendresse pour elle. Elle me prend souvent dans ses bras, ce qu’elle ne faisait jamais avant la maladie. Alors j’en profite. »
La situation est plus complexe pour Marcel, qui se sent de plus en plus démuni et peine à trouver la force nécessaire pour maintenir un lien avec son épouse. « C’est très dur, car il n’y a plus vraiment de contacts entre nous. Ma femme a beaucoup de mal à s’exprimer, à trouver les mots, elle s’énerve. Je ne la comprends plus, et je n’ai plus la force d’essayer de le faire », admet le retraité. Malgré la permanence de leurs efforts, la maladie progresse, et les solutions mises en place par les aidants deviennent rapidement caduques. L’épuisement et l’usure face à leur aveu d’impuissance amènent parfois certains accompagnants à devenir agressifs.
« C’est normal de ressentir de la colère vis-à-vis de son proche, de dire qu’on n’en peut plus, qu’on a envie de tout quitter. Cette colère n’est pas destinée au parent en tant que tel, mais bien à la maladie. Dans certains cas, cette agressivité peut aboutir à une forme de maltraitance. On a beaucoup parlé de la maltraitance en institution, mais c’est à domicile qu’elle est la plus fréquente, et ça reste un sujet tabou », constate Michel Pozo.
Emotions ambivalentes et culpabilité
Dans ce deuil qui ne dit pas son nom, des manifestations somatiques peuvent aussi apparaître subitement chez l’aidant. Un mal de dos aigu, un épuisement général ou une immunité qui dégringole… Certains accompagnants sont alors sidérés de voir leur corps s’exprimer à leur place. Mélanie en a fait la douloureuse expérience. Lorsque l’état de son père s’est aggravé, en 2024, et que son maintien à domicile n’a plus été possible, elle a organisé son entrée dans un établissement spécialisé. « Quelques mois après, je me suis sentie physiquement très mal. J’étais au sol, je n’arrivais plus à respirer, je pensais que j’étais en train de mourir. » Des crises d’angoisse, soudaines, qui durent plusieurs semaines et qui viennent rappeler à l’ordre un corps et une psyché saturés. « Dans certaines situations, les aidants vont avoir besoin de prendre leurs distances pour pouvoir continuer à vivre, parce que, inconsciemment, leur proche malade est porteur de mort, et il peut être vécu comme quelque chose qui va les tuer eux-mêmes », confirme le psychologue Michel Pozo.
Une angoisse décuplée par le fait qu’il n’existe aucune certitude temporelle pour encadrer l’évolution de ces maladies. Elles peuvent durer quelques mois ou plusieurs années, ce qui empêche les aidants de pouvoir projeter la fin de vie de leur proche. « Je ne voulais pas que mon père meure, je ne voulais pas le perdre, mais je voulais que ça s’arrête. Et j’avais conscience que, malheureusement, la seule manière dont tout ça pouvait s’arrêter, c’était sa mort. J’ai énormément culpabilisé à l’idée d’avoir ces pensées. Je me disais que j’étais un monstre, que j’étais la personne la plus horrible au monde », avoue Mélanie. C’est en écoutant un podcast consacré à la maladie d’Alzheimer sur « Le Podkatz », animé par Juliette Katz, que la naturopathe a un premier déclic. Les rencontres avec d’autres proches lors des cafés des aidants organisés par la plateforme d’accompagnement de la Fondation Odilon Lannelongue à Vanves (Hauts-de-Seine) font le reste.
« Lorsque la psychologue a demandé au groupe quelles émotions étaient les plus difficiles à accueillir, j’ai été sidérée de me rendre compte que j’étais la seule à évoquer l’impuissance. La plupart des participants répondaient la colère, la fatigue. Mais la majorité souhaitaient que cette souffrance s’arrête. » Ce constat permet ensuite à Mélanie de partager ses ressentis avec ses pairs, mais aussi avec son conjoint, sans crainte d’être jugée.
« La société et parfois le personnel de santé lui-même portent encore un regard extrêmement culpabilisant sur ces aidants qui expriment la volonté que cette situation cesse. C’est pour ça qu’il est primordial de les accompagner », poursuit le psychologue. Il existe en France plus de 200 plateformes d’accompagnement et de répit pour les aidants, qui organisent des groupes de parole et des cycles courts de formation sur la spécificité des maladies neurodégénératives. Les cafés des aidants, coanimés par un travailleur social et un psychologue, proposent de leur côté des rencontres mensuelles autour d’une thématique ciblée. Le deuil blanc y est régulièrement abordé. « Ça ne résout pas tout, mais c’est vrai que le fait de pouvoir témoigner de sa peine auprès d’autres aidants la rend un peu moins lourde à porter, au moins le temps d’une parenthèse », conclut Angèle.