Les nouveaux aventuriers du streaming : « On n’est pas un grand réseau de cybercriminels, juste deux collégiens qui font un truc pour s’amuser »
A l’ombre des géants du piratage prolifèrent des plateformes modestes, généralement administrées par de jeunes amateurs décidés à diffuser en toute illégalité des films et des séries.

Dans son collège de Saint-Etienne, @Fidel – c’est l’un de ses pseudonymes en ligne – a les préoccupations classiques d’un élève de 3e. En cette fin d’année scolaire, il prépare son brevet et se rassure en repensant à l’excellente note (90/100) obtenue en maths à l’examen blanc. Pour décompresser, cet adolescent de 15 ans est l’un des rares de sa bande à faire du badminton sur son temps libre. Ses amis, au collège, s’adonnent plutôt au jeu vidéo Roblox. Et, s’il arrive que @Fidel reste lui aussi rivé plusieurs heures par jour devant l’écran de son ordinateur portable, ce n’est pas pour jouer : de sa chambre, qu’il occupe seul dans l’appartement familial, il gère un site de streaming illégal.
Sur ce site – appelons-le « Vizix » (le nom a été modifié) –, les internautes français peuvent consulter des milliers de films et de séries piratés, sans avoir besoin de les télécharger. Dans un lecteur qui ressemble à ceux de YouTube ou de Dailymotion, les vidéos s’y chargent en langue française ou en VO sous-titrée, souvent en très bonne qualité. L’essentiel provient de plateformes payantes (Netflix, Prime Video ou Disney+), mais on y trouve quelques films encore à l’affiche : Minecraft, Mission : Impossible et Lilo et Stitch comptaient dans les « tendances » du mois de mai. Seule contrainte : chaque vidéo est précédée d’une pub. Des « réclames » qui peuvent se désactiver grâce à un abonnement de 2 euros par mois.
Vizix, que @Fidel gère avec son copain @MistikSobu, n’est qu’un exemple parmi les innombrables sites de streaming illégal, dont les noms changent fréquemment. Introuvables sur Google, leurs adresses circulent de bouche à oreille, ou de smartphone en smartphone. De tels sites étaient fréquentés par plus de 5 millions de personnes, chaque mois, en France en 2024, selon l’Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle (ALPA).
Avec ses quelques milliers de visites par jour, l’audience de Vizix peut paraître modeste. Elle reste cependant une source de fierté – et de revenus – pour ses fondateurs. « On n’est pas un grand réseau de cybercriminels, juste deux collégiens qui font un truc pour s’amuser », assure @Fidel, soucieux de préserver son anonymat.
Flyers et film d’horreur
Tout commence en 2024. L’adolescent stéphanois est en cours de technologie quand il entend parler, pour la première fois, du projet. @MistikSobu, qu’il connaît depuis l’école primaire, lui montre comment il bidouille la messagerie Discord, l’une des grosses applications de discussions en ligne pour les adolescents geeks, afin d’y diffuser des films et séries piratés. Séduit par la manœuvre, @Fidel propose son aide.
Un an plus tard, les voici à la tête du site en question, développé à l’aide d’un logiciel d’intelligence artificielle (IA) et d’outils trouvés sur d’autres sites illégaux. « Je l’ai lancé avant tout pour le plaisir personnel et le défi technique. Mais, très vite, c’est aussi devenu une façon d’aider les autres », raconte @MistikSobu, pour lequel l’usage de l’IA est si naturel qu’il s’en sert même pour rédiger automatiquement certaines de ses réponses aux questions du Monde.
Pour faire connaître leur plateforme, les deux compères s’improvisent publicitaires. Dans le dos d’un de leurs professeurs, ils impriment une centaine de flyers, distribués ensuite aux autres élèves ou punaisés dans diverses salles du collège. Leur plus gros « coup » ? Le film d’horreur Terrifier 3. En octobre 2024, alors que cette production américaine interdite aux mineurs sort dans les salles, @Fidel et @MistikSobu ont l’intuition que beaucoup de jeunes de leur âge chercheront tout de même à la voir, et qu’il faut donc se la procurer pour Vizix.
@MistikSobu commence par télécharger le film en anglais sur un autre site illégal. Puis il y ajoute des sous-titres français générés grâce à un logiciel d’IA. Une fois leur version de Terrifier 3 mise en ligne sur Vizix, où il est désormais visible en deux clics pour un public francophone, ils se chargent d’en faire la publicité. Sur TikTok, ils guettent les vidéos évoquant ce film et proposent, dans leurs commentaires, un lien vers leur site. C’est un succès : plus de 5 000 personnes rejoignent, en quelques jours, le salon consacré à Vizix sur Discord. Au fil du temps, les visiteurs finissent par composer une véritable communauté d’habitués. A l’image d’Alex (il a souhaité conserver l’anonymat), 28 ans, assistant d’éducation dans un collège de la région parisienne : son « premier réflexe », quand un film ou une série l’intéresse, est désormais de vérifier s’il est disponible sur Vizix.
@Fidel est plutôt à l’aise avec son activité. Selon lui, « une bonne partie de l’école » connaît son implication dans Vizix. Dont les professeurs : alors que l’une d’entre eux cherchait, en vain, un film sur YouTube, il lui a suggéré d’utiliser plutôt son site. Résultat, la classe a pu passer la dernière heure de l’année à regarder Jumanji. Un jour, une autre enseignante l’a surpris alors qu’il travaillait sur l’interface de son site dans une salle informatique du collège, mais, d’après lui, sans le réprimander. « Elle était impressionnée, elle a trouvé ça génial », se réjouit-il.
11 000 personnes sur Discord
Les compliments affluent aussi sur le salon Discord de Vizix : « Merci, vous êtes des cracks, vous sauvez la vie à plein de gens », pouvait-on lire, le 8 juin, sous la plume d’un utilisateur. « Meilleur site de streaming que j’aie pu voir. (…)Le staff est au top, je recommande », écrit un autre, un peu plus loin. Aujourd’hui, 11 000 personnes s’y retrouvent chaque jour, cachées derrière des pseudos. Ils y signalent les bugs du site et les problèmes rencontrés pendant un visionnage, ou demandent aux administrateurs d’y ajouter tel ou tel programme – la plupart du temps, des séries d’animation asiatiques ou des films grand public. @Fidel et @MistikSobu assurent le service après-vente, se relaient pour répondre aux requêtes, annoncent les nouveautés à venir.
La jeunesse de nos interlocuteurs, couplée aux retours enthousiastes et à l’indulgence de certains adultes, explique-t-elle leur naïveté face aux risques encourus ? En gérant un tel site, l’équipe derrière Vizix se rend coupable d’un délit de contrefaçon (articles L. 335-3 et 335-4 du code de la propriété intellectuelle), qui sanctionne la représentation ou l’exploitation sans autorisation d’une œuvre protégée. Le tout dans un contexte où le piratage des films et des séries a un impact important sur le secteur de la création. Selon le dernier bilan de l’Arcom, le manque à gagner de l’audiovisuel français lié au phénomène s’élevait à 1,2 milliard d’euros en 2023. Contre cela, le « gendarme » de l’audiovisuel en France, responsable de la lutte contre le piratage en ligne depuis 2022, lance fréquemment des opérations de blocage, qui se focalisent sur les sites les plus connus et consultés.
Comme tous les sites de faible envergure du genre, Vizix est passé jusqu’ici entre les mailles du filet, aidé en cela par le fait que sur des plateformes comme Discord et Telegram, où s’organisent ces communautés, la modération de contenus et les signalements aux autorités sont notoirement limités. « Je ne me suis jamais trouvé dans l’illégalité en faisant ça », répond @Fidel quand on lui parle du statut hors-la-loi de Vizix. A ce jour, il n’a tout de même pas informé ses parents de ses activités. « Ma famille ne dirait probablement rien, ajoute prudemment @MistikSobu. Nous n’hébergeons aucun contenu nous-mêmes. On se contente d’intégrer des lecteurs vidéo hébergés ailleurs. »
Reste que la petite équipe perçoit de l’argent grâce à ces vidéos : quelques centaines d’euros par mois, reçues notamment grâce à une régie publicitaire installée à Chypre, qui leur verse leurs revenus sous forme de cryptomonnaies. Pas de quoi, cependant, rouler sur l’or. @Fidel et @MistikSobu assurent au Monde que cet argent de poche sert avant tout à financer l’hébergement de Vizix.
[Source: Le Monde]