En Allemagne, la présidente du Bundestag veut interdire la prostitution
Les conservateurs de la CDU et les sociaux-démocrates du SPD de la coalition au pouvoir outre-Rhin ont promis de réévaluer les textes qui encadrent le travail du sexe. Le sujet divise et les associations s’inquiètent d’une précarisation des conditions de vie des prostituées.
Près de vingt-cinq ans après avoir légalisé la prostitution, l’Allemagne interroge à nouveau son modèle, l’un des plus libéraux d’Europe. C’est la présidente du Bundestag, Julia Klöckner, qui a rouvert le débat, déplorant que l’Allemagne soit devenue « le bordel de l’Europe ».
« Je suis fermement convaincue que nous devons enfin interdire la prostitution et l’achat de services sexuels dans notre pays », a-t-elle déclaré le 4 novembre, dans un discours à l’occasion de la remise du prix Heldinnen-Award – qui honore les accomplissements des femmes –, de la fondation de l’essayiste féministe Alice Schwarzer, à Berlin. « Lorsque nous parlons des droits des femmes mais que nous affirmons que la prostitution est un métier comme un autre, cela est non seulement ridicule, mais aussi méprisant envers les femmes, a poursuivi l’élue issue de l’Union chrétienne-démocrate (CDU). Au contraire, ni la loi sur la prostitution ni la loi sur la protection des prostituées ne renforcent durablement les droits des femmes. »
Nina Warken, la ministre de la santé, également conservatrice, a quelques jours plus tard abondé : « Comme d’autres pays, l’Allemagne a besoin d’une interdiction pénale de l’achat de services sexuels pour les clients. Les prostituées doivent rester impunies et bénéficier d’une aide complète pour sortir de la prostitution », a-t-elle dit au Rheinische Post, le 7 novembre.
Légale depuis 2002
La prostitution est légale en Allemagne depuis la loi « ProstG », entrée en vigueur en 2002, sous le gouvernement de Gerhard Schröder, lequel alliait les sociaux-démocrates du SPD aux écologistes. Celle-ci abolit le caractère « immoral » de la prostitution, permettant ainsi l’existence de contrats de travail légaux pour les prostitués et prostituées, doublés d’un accès à la protection sociale. Elle autorise aussi l’existence de maisons closes dès lors que les personnes qui y travaillent le font de façon volontaire et sans contrainte.
L’objectif de la loi était, à l’époque, d’améliorer la sécurité juridique et la couverture sociale des prostitués, très majoritairement des femmes. Mais le texte a rapidement été accusé d’avoir transformé l’Allemagne en « bordel de l’Europe », une expression devenue récurrente dans le débat public, avec ses clubs géants en périphérie des grandes villes hébergeant souvent plusieurs dizaines de professionnelles.
La réglementation a depuis été durcie. Les travailleurs et les travailleuses du sexe sont depuis 2017 tenus de s’enregistrer et bénéficient d’un accompagnement, tandis que les maisons closes doivent obtenir une autorisation. L’usage du préservatif a par ailleurs été rendu obligatoire, et la publicité, interdite. Mais, selon l’Office fédéral de la statistique, seules quelque 32 300 prostituées étaient enregistrées en 2024, un chiffre probablement très en deçà de la réalité.
Les associations d’aide aux prostituées estiment leur nombre à plusieurs centaines de milliers – entre 250 000 et 400 000 exerceraient leur métier illégalement, selon l’organisation Solwodi. D’autres sources évoquent un chiffre deux fois plus élevé. Les revenus annuels dégagés par la prostitution atteindraient en outre 15 milliards d’euros, selon certaines estimations. « Ce sont des chiffres qui circulent depuis plusieurs années, prévient Tillmann Bartsch, de l’Institut de recherche criminologique de Basse-Saxe, coauteur d’une évaluation de la loi de 2017 qui vient d’être rendue publique. Ils sont par définition impossibles à vérifier. »
L’exemple suédois
L’évaluation de l’Institut de recherche criminologique de Basse-Saxe tire pourtant un bilan relativement positif de la réglementation en vigueur. Ses auteurs ont interrogé 2 350 prostituées et 3 400 clients, ainsi que 800 salariés et 280 opérateurs du secteur. Ils affirment que l’obligation d’enregistrement a partiellement atteint ses objectifs en améliorant les conditions de travail des prostituées qui s’y sont soumises. Quelque 70 % de celles qui ont été interrogées le confirment. La loi n’a cependant pas permis d’identifier les victimes de trafics. Elle n’est pas non plus efficace pour encadrer la prostitution en ligne, en pleine expansion.
Le contrat de coalition conclu au printemps 2025 entre les conservateurs de la CDU et les sociaux-démocrates du SPD prévoit d’évaluer la loi de 2017, sans plus de précisions. « L’Allemagne est devenue une plaque tournante de la traite des êtres humains, stipule-t-il. Les victimes sont presque exclusivement des femmes. A la lumière des résultats de l’évaluation de la loi sur la protection des prostituées, nous apporterons les améliorations nécessaires avec l’aide d’une commission d’experts indépendants. » Mais le sujet divise, y compris chez les sociaux-démocrates.
Julia Klöckner comme Nina Warken plaident pour que l’Allemagne opte pour le cadre juridique de la Suède, qui autorise les prostituées à proposer leurs services, mais permet de poursuivre pénalement les clients. Ce type de législation est également en vigueur en France depuis 2016 et dans d’autres pays européens, comme la Norvège ou l’Irlande. Il ne fait toutefois pas l’unanimité chez les militants et les associations, lesquels estiment qu’il accroît les risques pour les travailleuses du sexe en les poussant à la clandestinité.
« L’expérience des pays ayant interdit l’achat de services sexuels montre que la prostitution ne disparaît pas, mais qu’elle est repoussée vers des zones dangereuses et précaires en raison de l’interdiction des lieux d’activité légaux », a déclaré fin septembre Elke Ronneberger, présidente de Diakonie, le service social des Eglises protestantes en Allemagne. Les défenseurs de l’interdiction affirment au contraire qu’elle a permis de réduire le nombre de prostituées dans les rues, en Suède par exemple, et qu’elle a contribué à changer leur image dans la société.
[Source: Le Monde]