En Syrie, le nouveau pouvoir face au défi de la sécheresse
Dévastée par des années de guerre, la terre syrienne subit une raréfaction des pluies inédite depuis 1956. Dans un pays majoritairement rural, c’est la faim qui guette de nombreux habitants. Le président intérimaire, Ahmed Al-Charaa, essaie d’importer massivement du blé de Russie et d’autres pays producteurs.
L’Oronte n’est pas parti sans crier gare. Depuis des mois, le fleuve agonisait dans son lit au fil d’un été brûlant et sans fin, précédé d’un hiver sans pluies. L’automne, tout aussi sec, pourrait lui porter un coup fatal. Ses 571 kilomètres de berges, qui, du Liban, s’étirent en direction du nord, traversant les régions de Homs, Hama et Idlib, sont parsemées de mares stagnantes, d’étendues de terre craquelée, de rochers mis à nu et de roseaux asséchés.
Si des premières averses étaient annoncées pour les derniers jours de novembre, les pluies, mesurées sur un an, sont tombées à leur niveau le plus bas depuis 1956. A peine 30 % des normales saisonnières ont été mesurées. Les sources sont taries. Le volume d’eau retenu par le barrage de Rastane, situé entre Homs et Hama, baisse dangereusement, menaçant le gagne-pain des milliers de pêcheurs qui s’activent tout le long du cours de l’Oronte. Des champs maraîchers d’Idlib aux vergers de Hama, en passant par la plaine céréalière de Homs, l’agriculture est en pleine tourmente : plus de 200 000 emplois seraient menacés sur le bassin du fleuve. Et la crise affecte toutes les régions du pays.
Surnommées le « grenier à blé de la Syrie », les étendues sous le contrôle de l’Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie, à dominante kurde, ne sont pas mieux loties. La surface cultivée s’y est aussi réduite comme peau de chagrin, sous le double effet de la sécheresse et de la baisse du débit de l’Euphrate. Cette baisse est qualifiée d’« artificielle » par les autorités kurdes syriennes, qui accusent la Turquie voisine de manipuler, de son territoire, les volumes d’eau du fleuve, afin d’étrangler la région autonome.
Insécurité alimentaire
L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) tirait la sonnette d’alarme dès la fin juin, en pleine période des moissons, décrivant les conditions climatiques sévères qui affectent la Syrie comme les « pires depuis près de soixante ans ». Le constat de la FAO laisse présager une année difficile : la récolte de blé, pilier de l’alimentation des ménages syriens, devrait se situer entre 900 000 et 1,1 million de tonnes – un niveau historiquement bas, en baisse de plus de 50 % par rapport à 2024.
Cette chute dramatique pourrait porter à plus de 14 millions le nombre de Syriens en situation d’insécurité alimentaire. Pour parer au danger, le nouveau pouvoir, incarné par le président intérimaire, Ahmed Al-Charaa, cherche à reconstituer des stocks stratégiques en important de l’étranger : mi-novembre, 135 000 tonnes de blé en provenance de Russie et d’Ukraine ont été déchargées dans les ports de Tartous et de Lattaquié. Un record. Mais cette dépendance envers deux pays en guerre, dont un ancien adversaire, la Russie, n’est pas sans risque.
Ancien protecteur du régime déchu de Bachar Al-Assad, Moscou reste un acteur crucial pour la sécurité alimentaire du pays. Dans les dernières années de pouvoir d’Al-Assad, le déficit en blé était couvert presque entièrement par la Russie. Après que la coalition islamiste emmenée par Ahmed Al-Charaa (connu à l’époque sous son nom de guerre, Abou Mohammed Al-Joulani) s’est emparée de Damas, en décembre 2024, Moscou avait interrompu ses exportations de céréales pour finalement les reprendre au printemps. Alors que la Syrie doit désormais importer au moins 2,5 millions de tonnes par an, Damas tente de remplacer les approvisionnements russes par du blé en provenance de Roumanie, de Bulgarie et donc d’Ukraine, mais ces nouvelles sources restent encore limitées.
Le défi est considérable pour le président Al-Charaa, alors que l’agriculture emploie plus d’un quart de la main-d’œuvre dans le pays et que son administration s’efforce de reconstruire la Syrie, ravagée par quatorze années de guerre civile.Cette année de sécheresse ravive le souvenir de celle de la fin des années 2010, quand un exode rural massif avait conduit des centaines de milliers de paysans à s’entasser à la périphérie des grandes villes. Un phénomène qui avait contribué à déclencher le soulèvement populaire contre Bachar Al-Assad, en mars 2011. Cette fois, la crise fragilise de surcroît le retour des réfugiés dans leurs régions d’origine.
Pollution des sols
Autour de Damas, la Ghouta (« oasis » en arabe), jadis jalonnée de vergers, a viré des tons verts au gris. Le long des routes qui traversent la grande banlieue de la capitale syrienne et sa campagne, les canaux d’irrigation sont là aussi désespérément à sec. Sous les effets de la guerre et du stress hydrique, le « grenier de Damas » est englouti sous l’aridité. L’armée de l’ancien régime a ici coupé des centaines de milliers d’arbres pour en revendre le bois après qu’elle a repris le contrôle de la région en 2018. Selon les lieux et l’intensité des combats, la pollution des sols par les munitions et les métaux lourds compromettra longtemps tout renouveau agricole.
Mohammed Al-Dari, 45 ans, originaire de la Ghouta, est de retour chez lui depuis avril. L’ex-cultivateur, qui vit des aides envoyées par ses frères restés à l’étranger, cherche à se reconvertir comme coiffeur. Le travail de la terre est un souvenir lointain, qui remonte à une douzaine d’années. En 2013, il avait dû quitter précipitamment Harran Al-Awamid, un gros bourg agricole au sud-est de la capitale syrienne, longtemps assiégé par les forces loyales à Bachar Al-Assad, puis décrété zone militaire, à cause de sa proximité avec l’aéroport international de Damas, un temps menacé par l’opposition armée.
Déjà arrêté fin 2011 − « Jétais allé chercher du pain » −, torturé et emprisonné pendant plus d’un an, relâché grâce à un dessous-de-table payé par sa famille à un juge, Mohammed s’était alors enfui au Liban. Douze années d’exil ont suivi, dans la plaine de la Bekaa. Tour à tour ouvrier agricole puis manœuvre dans le BTP, il est grièvement blessé dans l’effondrement d’un mur sur un chantier. Ses enfants doivent quitter l’école pour subvenir aux besoins de la famille et payer les 200 dollars de loyer (environ 170 euros) permettant à la famille de partager un toit.

Si Mohammed Al-Dari s’est réjoui de la chute du régime de Bachar al-Assad, le 8 décembre 2024, c’est une terre et un sol meurtris qu’il a découverts en rentrant chez lui cinq mois plus tard. Connue pour ses trois colonnes de basalte, vestiges d’un ancien temple romain à qui elle doit une partie de son nom, Harran Al- « Awamid » − awamid, « colonnes » en arabe − est balafrée par les ruines.
Surcoût des générateurs
Parmi les terrains vagues, qui ont remplacé les vergers, Mohammed Al-Dari a retrouvé sa maison familiale, en partie détruite. Des lapins, quelques vignes et oliviers sont tout ce qu’il reste des 5 hectares autrefois travaillés et cultivés par la famille. Les terres sont comme arasées. « Ce sont les gens du coin qui ont tout coupé pour se nourrir ou pour se servir du bois comme moyen de chauffage. Difficile de leur en vouloir », explique-t-il, fataliste. Raya, son épouse, qui n’a jamais quitté le pays, confirme : « Nous n’avons connu que la faim ces années-là. »
Sans pluie et avec les canaux à sec, les agriculteurs de la région de Damas dépendent exclusivement des ressources souterraines pour irriguer leurs champs. Au risque de les surexploiter. « Il faut désormais creuser jusqu’à 110 mètres pour capter l’eau de la nappe phréatique, contre 60 mètres en temps normal », explique Mohammed Al-Dari. Sans compter les frais nécessaires au fonctionnement des pompes qui doivent acheminer l’eau des profondeurs. Faute d’électricité, les exploitants doivent recourir à des générateurs au diesel ou installer des panneaux solaires : des dépenses souvent insoutenables pour des paysans qui ont tout perdu durant la guerre. « La principale préoccupation, ici, c’est avant tout de sécuriser l’eau, et cela nécessite du carburant. Ce qui fait doubler les coûts », ajoute-t-il.
La campagne reverdit pourtant timidement avec l’aide d’associations locales ou des municipalités. Entre Deir Al-Assafir, un peu plus au nord, et Harran Al-Awamid, de jeunes arbustes émergent çà et là au milieu des lopins de terre arides. « Il me reste mes oliviers, j’ai pu produire de l’huile d’olive et en goûter pour la première fois depuis douze ans », s’exclame M. Al-Douri. « C’est un nouveau départ », ajoute-t-il en désignant de jeunes plants soutenus par de petites structures en bois : « Je replante. »
[Source: Le Monde]