He Lifeng, le discret vice-premier ministre chinois qui veut faire plier l’Amérique

Très proche de Xi Jinping, il est l’un des plus hauts responsables de la deuxième économie de la planète, en première ligne dans les négociations commerciales avec Donald Trump.

Juin 14, 2025 - 17:43
He Lifeng, le discret vice-premier ministre chinois qui veut faire plier l’Amérique
Le vice-premier ministre chinois, He Lifeng, aux côtés du secrétaire américain au Trésor, Scott Bessent, avant une réunion consacrée aux relations commerciales et aux droits de douane, à Genève, le 10 mai 2025. MARTIAL TREZZINI / AFP


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Il est devenu le point de contact pour négocier rien de moins que la relation entre les deux premières économies de la planète. A Londres lundi 9 et mardi 10 juin, le vice-premier ministre chinois, He Lifeng, accompagné par deux officiels de haut rang, s’est une nouvelle fois tenu face aux envoyés américains. Les négociateurs chinois sont en partie parvenus à renverser la situation. Deux mois plus tôt, Donald Trump promettait de mettre la Chine à genoux par une terrible offensive sur les droits de douane. Finalement, les Etats-Unis sont demandeurs d’un déblocage des livraisons de certains métaux stratégiques sur lesquels l’empire du Milieu a seul la main.

Il s’agit désormais d’endormir les velléités de Donald Trump par un interminable processus de négociation, qui incite la partie américaine à ne plus renverser la table. Après la rencontre, la Chine a évoqué un « consensus de principe sur un cadre de mesures » quand le président américain s’est félicité : « Tous les aimants, et toutes les terres rares nécessaires seront livrés, immédiatement, par la Chine. » Bien plus mesuré, Pékin « considère pleinement les besoins légitimes et les inquiétudes de tous les pays dans le secteur civil », laissant entendre qu’il ne fournira plus les acteurs américains de la défense, tandis que les autres licences restent à sa discrétion.

Un mois plus tôt, le week-end des 10 et 11 mai à Genève, He Lifeng avait déjà été l’un des maîtres d’œuvre de la trêve dans la bataille des droits de douane, dont les Etats-Unis s’étaient félicités. Mais c’était compter sans le système de contrôle des exportations des terres rares mis en place par la Chine : plusieurs usines automobiles, comme celles de 4 x 4 de Ford à Chicago, se sont trouvées contraintes de suspendre la production sans les fameux aimants chinois. Une démonstration de force de Pékin, derrière laquelle certains voient la main du sobre et discret He Lifeng – même si le pouvoir décisionnel revient nécessairement à Xi Jinping, dont il est l’un des plus proches alliés.

C’est d’ailleurs dans l’ombre de Xi que He a réalisé son ascension politique. Originaire du Fujian, il a fait ses classes dans cette province qui fait face à Taïwan – ce qui lui permet aujourd’hui d’échanger dans une langue commune, le minnan (ou taïwanais), avec l’Américano-Taïwanais Jensen Huang, l’incontournable patron de Nvidia, que Washington contraint à brider ses puces à destination de la Chine. Né en 1955, He Lifeng a, comme Xi Jinping, été envoyé à la campagne à 18 ans pour travailler, durant les années noires de la Révolution culturelle.

Jamais loin de Xi Jinping

Diplômé en économie à l’université de Xiamen, dans le Fujian, il vient de commencer sa carrière lorsque Xi Jinping devient maire adjoint de cette ville, en 1985. Il l’accompagne durant cinq ans dans la gestion des finances locales. En 1987, il compte parmi les invités lorsque Xi se marie avec la soprano Peng Liyuan. Comme Shenzhen, Xiamen est alors l’une des quatre zones économiques spéciales qui viennent d’ouvrir sur la côte sud-est de la Chine et deviennent le berceau du secteur privé. He Lifeng soutient cette nouvelle économie. Il passe un quart de siècle à gravir les échelons, souvent non loin de Xi Jinping – il est secrétaire de la capitale provinciale Fuzhou quand Xi y est gouverneur de la province.

En 2009, ce dernier est déjà vice-président lorsque He est promu à Tianjin, la grande ville portuaire proche de Pékin. Il est chargé de superviser une grande zone de développement économique. Les quartiers d’affaires, présentés comme de futurs Manhattan, poussent alors à une vitesse folle sous l’impulsion des autorités. Mais, lourdement endettée, Tianjin devient l’illustration des excès de la planification étatique, d’une urbanisation trop optimiste portée par les officiels : trop grands, trop excentrés, les gratte-ciel et résidences peinent encore aujourd’hui à se remplir – à l’image de cette tour de 600 mètres, l’une des plus hautes du monde, qui depuis une décennie reste inachevée.

« A Tianjin, He Lifeng a dopé la croissance par la construction massive de bureaux et de logements sans se demander s’il y aurait une demande pour ces biens », constate Victor Shih, un spécialiste des élites politiques et économiques chinoises à l’université de Californie à San Diego. « Mais son approche consistant à utiliser les ressources étatiques pour alimenter la croissance et atteindre les objectifs technologiques est en fait proche de la vision de l’économie de Xi Jinping. »

En 2014, alors que Xi est à la tête de l’Etat-parti depuis presque deux ans, He Lifeng est nommé au gouvernement central : il sera numéro deux puis numéro un de la Commission pour la réforme et le développement, la principale agence de planification. Vice-premier ministre depuis mars 2023, il assure aussi la gestion concrète de la commission économique du Parti communiste chinois, l’un de ces organes montés en puissance en parallèle au gouvernement sous l’ère Xi Jinping. Ce qui fait de lui l’un des plus hauts responsables de la deuxième économie de la planète.

Une connaissance très précise des rouages de l’économie chinoise

Ces postes successifs lui procurent une connaissance très précise des rouages et leviers de l’économie chinoise, un savoir précieux dans la négociation avec les Etats-Unis. Dès l’automne 2023, et plus rapidement autour de l’élection américaine de novembre 2024, Pékin commence ainsi déjà à tester sur des matériaux stratégiques tels que le gallium ou le graphite ce système de licences qui lui permet d’ouvrir ou de fermer les vannes au reste du monde, aux Etats-Unis notamment, selon son bon vouloir politique. Système qui a été renforcé dans la foulée de la trêve de Genève, pénalisant les constructeurs automobiles européens et américains. « Ils ont fait leur boulot en amont. He Lifeng, de par son expérience dans l’appareil de planification, maîtrise par cœur toute la boîte à outils dont dispose la Chine pour faire pression », juge un observateur à Pékin qui s’est trouvé dans des discussions avec lui.

Comme le président chinois, He Lifeng refuse d’admettre que l’expansion continue de la production chinoise puisse susciter des craintes légitimes pour l’emploi et la survie du tissu industriel dans d’autres pays. Un point de blocage avec les Etats-Unis et l’Union européenne, voire avec certains pays émergents politiquement amis mais inquiets malgré tout. « He Lifeng est dur en négociation car il refuse de prendre acte des inquiétudes de l’autre partie », explique la personne citée plus haut.

Son style tranche avec celui de son prédécesseur, Liu He, passé par l’université américaine de Harvard, parlant un excellent anglais, qui était perçu comme plus ouvert par les milieux d’affaires étrangers et les négociateurs américains. C’est Liu He qui avait été envoyé dans le bureau Ovale pour signer avec Donald Trump, le 15 janvier 2020, l’accord dit« Phase 1 » par lequel la Chine s’engageait à acheter pour 200 milliards de dollars (173 milliards d’euros) supplémentaires sur deux ans de produits américains. A Pékin, certains avaient trouvé l’accord trop lourd de concessions à l’adversaire américain. Il n’avait pas été appliqué, avant de disparaître dans les limbes de la pandémie.

Confiance croissante du pouvoir chinois

Désormais, c’est donnant-donnant. La Chine considère qu’en acceptant l’escalade face à Trump, puis en prenant le monde à la gorge sur les terres rares, elle a contraint le président américain à rechercher un accord. C’est cette posture que doit incarner He Lifeng. Elle reflète la confiance croissante du pouvoir chinois, qui se considère mieux protégé des assauts américains en raison de la focalisation sur la sécurité nationale et les nouvelles industries stratégiques portée par Xi Jinping et ses proches alliés. Leurs détracteurs leur reprochent d’avoir renforcé la dépendance de la Chine aux dépenses d’infrastructures – ponts, routes et gares – et à la production des usines, tout en délaissant un moteur de la consommation intérieure qui aurait dû prendre le relais. La guerre douanière d’avril et début mai a conforté Pékin dans l’idée qu’il peut poursuivre dans cette posture.

Devenu l’interlocuteur principal des officiels américains dans cette négociation aux enjeux considérables, He Lifeng se trouve encore davantage sur le devant de la scène. Parfois plus que le premier ministre chinois, Li Qiang, qui a vu son rôle à l’international diminué en comparaison des précédents. Et ne donne plus la conférence de presse que tenaient ses prédécesseurs une fois par an en mars.

Donald Trump n’avait cessé de promettre, durant sa campagne électorale, de faire plier la Chine en l’assommant de droits de douane. Réussir à le maîtriser et à l’amadouer poserait davantage encore Xi Jinping comme l’homme de la grande ascension chinoise. Le président américain se montre déjà plus respectueux depuis que Xi a accepté, le 5 juin, de lui parler au téléphone, après l’avoir mis en attente pendant quatre mois. Le président chinois l’a alors invité à se rendre à Pékin, abattant ainsi une nouvelle carte. « Xi veut un deal avec Trump à la suite de la guerre tarifaire, mais en des termes acceptables pour la Chine. La mission de He Lifeng est d’amener la partie américaine dans cette direction », commente Steve Tsang, directeur de l’institut sur la Chine de la School of Oriental and African Studies, à Londres. Une nouvelle fois, He Lifeng prépare le terrain pour celui à qui il doit tout.

[Source: Le Monde]