Commémoration du massacre de Srebrenica : trente ans après, l’amertume des familles endeuillées

Des milliers de Bosniens se sont réunis sur le site où a eu lieu le plus grand massacre de civils depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Beaucoup ont fait le parallèle entre le génocide de 1995 et la situation à Gaza, estimant que « le monde n’a rien appris », tandis que d’autres ont regretté l’absence de responsables serbes.

Juil 13, 2025 - 11:03
Commémoration du massacre de Srebrenica : trente ans après, l’amertume des familles endeuillées
RAFAEL YAGHOBZADEH POUR «LE MONDE»

Lèvre pincée et regard embué, Zejad Avdic transporte le cercueil de son frère au milieu d’une foule émue. Vendredi 11 juillet, trente ans exactement après le début du génocide de Srebrenica, ce menuisier franco-bosnien habitant dans les alentours de Pontarlier (Doubs) peut enfin faire le deuil de Senajid, qu’il a vu pour la dernière fois alors qu’il avait 16 ans, en 1995. « On a eu pendant des années l’espoir de pouvoir enterrer autre chose que sa mâchoire qui a été retrouvée en 2010, mais le centre d’identification nous a dit que c’était rare de trouver d’autres restes », explique ce quarantenaire aux cheveux poivre et sel, entouré de toute sa famille et de milliers de Bosniens venus participer aux commémorations des trente ans du plus grand massacre de civils en Europe depuis la fin de la seconde guerre mondiale.

Zelda Avdic et son grand frère portent le cercueil de leur petit frère au cimetière, la veille de la journée commémorative du génocide à Srebrenica, en Bosnie-Herzégovine, le 10 juillet 2025.
Zelda Avdic et ses proches devant la sépulture de son petit frère Senajid Avdic, 16 ans, le jour des commémorations du génocide à Srebrenica, en Bosnie-Herzégovine, le 11 juillet 2025.

Comme chaque année, les victimes identifiées au cours des douze derniers mois ou celles dont la famille a fini par accepter l’inhumation ont été enterrées à cette occasion. « Il fallait le faire tant que je suis en vie », appuie Husein Avdic, le père de Zejad, âgé de 71 ans, avant que le cercueil de son fils soit rapidement recouvert de terre, selon le rite bosniaque musulman.

Zejad Avdic a perdu de vue son frère lorsque, en pleine guerre de Bosnie, les forces serbes du général Ratko Mladic ont pris le contrôle de Srebrenica, une enclave bosniaque alors censée être protégée par les forces néerlandaises de l’ONU. Si Zejad a réussi à prendre la fuite en marchant avec des milliers d’autres hommes pendant six jours dans des conditions terribles vers les zones sous le contrôle des combattants bosniaques, Senajid, alors âgé de 19 ans, n’a jamais réussi à le rejoindre.

Il fait partie des plus de 8 000 hommes bosniaques qui furent assassinés en quelques jours par les Serbes après avoir été séparés des femmes et des enfants. « On avait longtemps espéré qu’il soit en vie, avant de perdre espoir », explique ce Bosnien qui a ensuite émigré en France dans les années 2000.

Une mère se recueille sur la tombe de son fils le jour de la commémoration du génocide à Srebrenica, en Bosnie-Herzégovine, le 11 juillet 2025.
La sépulture n° 5 de Senajid Avdic, 16 ans, au cimetière de Srebrenica, en Bosnie-Herzégovine, le 10 juillet 2025.

Vendredi, aux côtés de Senajid Avdic, six autres victimes ont été enterrées dans le célèbre cimetière de stèles blanches situé près du mémorial consacré à ce massacre qualifié de génocide par la justice internationale. Au fil des années, le nombre d’enterrements organisés à l’occasion de la journée annuelle de commémoration ne cesse de diminuer, en raison du peu de chances de retrouver les dernières personnes disparues. Certaines familles refusent par ailleurs toujours d’enterrer les corps de leur proche tant qu’ils restent incomplets.

« Gaza est un autre Srebrenica »

Plusieurs responsables politiques européens, comme le président du Conseil européen, Antonio Costa, ou le ministre français des affaires européennes, Benjamin Haddad, étaient aussi présents vendredi à Srebrenica pour marquer les trente ans du génocide. Ils ont reconnu l’incapacité de la communauté internationale à l’époque d’empêcher ce massacre intervenu quelques mois avant la fin de la guerre et alors que des forces de l’ONU avaient été déployées dans les Balkans. « Ils ont tué nos enfants sous le drapeau des Nations unies et le monde et l’Europe n’ont rien fait », les a interpellés Munira Subasic, la présidente de l’association des Mères de Srebrenica, sous les applaudissements.

« Aujourd’hui, il y a des mères en Ukraine et en Palestine qui vivent la même chose ce que nous avons vécu », a-t-elle ajouté, en estimant « que le monde n’a rien appris ». Comme elle, de nombreux Bosniaques réunis vendredi ont tenu à faire le parallèle avec la situation au Proche-Orient, en brandissant par exemple des drapeaux palestiniens. « Gaza est un autre Srebrenica et personne ne fait rien, aujourd’hui là-bas comme hier ici », déplorait, par exemple, Dzemka Civic, 55 ans, venue depuis Melbourne en Australie où elle et toute sa famille ont émigré après la guerre. Sa tête était voilée d’un keffieh.

Rassemblement à l’entrée du cimetière au centre commémoratif du génocide à Srebrenica, en Bosnie-Herzégovine, le 10 juillet 2025.
Des femmes bosniaques devant le centre mémoriel, le jour des commémorations du génocide à Srebrenica, en Bosnie-Herzégovine, le 11 juillet 2025.

L’autre message martelé vendredi concernait la lutte nécessaire contre le déni alors qu’aucun responsable politique serbe de premier plan n’était présent et que la plupart des Serbes de Bosnie continuent de nier le génocide ou de glorifier les criminels de guerre comme Ratko Mladic, pourtant condamnés par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. « J’ai l’impression que tout le monde est là aujourd’hui, à l’exception de ceux qui ont fait tout cela », a dénoncé Zukan Helez, le ministre de la défense de Bosnie-Herzégovine, un Bosniaque, en qualifiant en particulier le président serbe, Aleksandar Vucic, de « fou de guerre ».

Trente ans après les faits, l’incapacité de la justice internationale à imposer la légitimité de ses verdicts et à empêcher de nouveaux crimes de guerre apparaît comme un échec patent, à l’heure où la communauté internationale semble incapable de s’entendre, comme elle l’a fait dans les années 1990 pour juger les crimes des guerres des Balkans. Mais ce révisionnisme est surtout une blessure intime pour les familles de Srebrenica. « Je pourrais pardonner pour mon frère mais il faudrait déjà que les Serbes demandent pardon », lâchait ainsi Zejad Avdic, qui tient à continuer de revenir chaque année dans ces lieux, même si sa maison familiale n’est plus qu’une ruine laissée à l’abandon. « L’Allemagne s’est excusée pour les juifs, mais les Serbes, eux nous accusent chaque année d’enterrer des faux corps, c’est incroyable », déplore-t-il d’un ton triste, devant le cercueil de son frère.

[Source: Le Monde]