Au Maroc, l’hôpital d’Agadir, symbole de la défaillance des services de santé publics dénoncée par la génération Z
Berceau de la protestation à la suite du décès, en août, de huit femmes après leur accouchement par césarienne, l’établissement Hassan-II concentre toutes les défaillances d’un secteur sanitaire marocain à deux vitesses.
Le chantier en cours est trompeur. Aux abords du centre hospitalier régional (CHR) Hassan-II d’Agadir, des palissades ont été dressées, des ouvriers s’activent dans la touffeur d’octobre, mais les travaux d’aménagement s’arrêtent aux portes de l’établissement de santé.
A l’approche la Coupe d’Afrique des nations (CAN) de football, qui durera du 21 décembre au 18 janvier, la métropole littorale du sud du Maroc soigne son image en modernisant les voies d’accès au stade qui accueillera plusieurs matchs de la compétition. Le CHR ne figure pas sur la carte postale.
Cet hôpital, ouvert en 1967, n’a jamais fait l’objet d’une rénovation d’ampleur. Il se présente aujourd’hui comme un bâtiment exsangue et incapable de traiter le flux de patients originaires le plus souvent des provinces rurales du Sud marocain.
Au point d’être devenu l’un des symboles de la défaillance des services publics de santé dénoncée par les jeunes manifestants mobilisés depuis la fin du mois de septembre à travers le pays à l’appel du collectif GenZ 212. « Moins de stades, plus d’hôpitaux », entend-on, chaque soir depuis le 27 septembre, dans les rassemblements.
Un écho médiatique national
Car c’est de l’hôpital Hassan-II d’Agadir qu’est parti le mouvement de contestation – d’une ampleur inédite depuis la révolte du Rif en 2016-2017 – qui secoue le royaume. La colère s’est propagée après la mort, en août, de huit femmes venues, la même semaine, accoucher par césarienne dans l’établissement.
Dans les jours qui suivent le drame, Mohamed Reda Taoujni, un youtubeur très suivi à Agadir, appelle à manifester devant l’hôpital. Le 1er septembre, le mouvement ne rassemble que quelques dizaines de personnes, mais une coordination des habitants d’Agadir pour des services de santé de qualité et gratuits prend forme.
Une nouvelle manifestation a lieu le 14 septembre devant l’hôpital. La foule est malmenée par les forces de l’ordre. Des scènes diffusées en direct par Mohamed Reda Taoujni, qui poussent de nombreux Gadiris indignés à se rallier aux manifestants.
L’affaire reçoit alors un écho médiatique national et contraint le ministère de la santé à ouvrir une enquête. Dans un communiqué, rendu public lundi 6 octobre, le ministère indique avoir soumis au parquet compétent le rapport relatif aux huit décès et décidé de suspendre, provisoirement, les personnes concernées, sans donner plus de détails.
« L’hygiène est déplorable »
Le texte, qui tient en trois paragraphes, n’a pas suffi à rassurer les patients et les soignants du CHR, dont les murs lézardés, les carreaux cassés et le dallage manquant dans certains espaces du rez-de-chaussée donnent une première indication de la situation de l’établissement.
La liste des problèmes est « longue et déprimante », confirme une médecin stagiaire, présente depuis plus d’un an au CHR. Aux urgences, « pour traiter 250 patients par jour, il n’y a que quatre internes et un seul urgentiste agrégé, alors que trois seraient nécessaires », explique-t-elle. La pharmacie de l’établissement de santé connaît une pénurie de médicaments les plus basiques (analgésiques, antibiotiques, anesthésiants).
Le laboratoire ne fonctionne pas, contraignant les malades à réaliser leurs analyses à l’extérieur, dans des structures privées. Les blocs opératoires tournent au ralenti, faute de personnel et de matériel stérile. « Et puis l’hygiène dans les bâtiments est déplorable, les ordures traînent à l’air libre, des chats errants s’installent sur les lits médicalisés, un seul service du CHR dispose de douches, la maternité », souligne-t-elle.
L’état de l’hôpital d’Agadir n’est que l’illustration de défaillances générales frappant le secteur de la santé au Maroc. Les chiffres sont sans appel : le royaume n’était doté en moyenne en 2023 que de 18,2 professionnels de santé (7,9 médecins et 10,3 membres de personnel paramédical) pour 10 000 habitants, un ratio plus de deux fois inférieur à la norme de 44,5 recommandée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), selon un rapport du Haut-Commissariat au plan.
« Les gens ont peur de mourir en venant ici »
Plus grave, cette offre de soins limitée est très inégalement repartie sur le territoire : la région de Casablanca-Settat compte 1 médecin pour 859 habitants, alors que celle de Drâa-Tafilalet en enregistre 1 pour 3 554 habitants. Dans cette cartographie de la densité médicale, Agadir fait partie d’une région (Souss-Massa) située dans la moitié la moins favorisée du royaume avec 1 médecin pour 2 422 habitants.
« Personne ne veut être admis dans cet hôpital [Hassan-II d’Agadir], les gens ont peur de mourir en venant ici »,alertait dans une vidéo devenue virale, le 10 septembre, le docteur Farissi qui y travaille. Sans doute rappelé à l’ordre, le jeune médecin, suivi par plus de 745 000 personnes sur Instagram, a publié une nouvelle séquence dans laquelle il explique que la situation s’est améliorée depuis la venue du ministre de la santé, Amine Tahraoui, le 15 septembre.
« Ce qui a changé, ironise un cadre de l’établissement, qui préfère s’exprimer anonymement, c’est que tous les responsables ont été limogés après la visite ministérielle : le directeur de l’hôpital, le directeur provincial et la directrice régionale de la santé. »
Mais le problème de fond n’a pas été pointé : l’abandon graduel du secteur public de la santé au profit des cliniques privées que ne peuvent pas s’offrir les familles modestes et une large frange de la jeunesse marocaine.
« Fracture sanitaire »
« On manque de tout à l’hôpital Hassan-II, de personnel soignant, de lits, de machines en état de marche… Mais on manque surtout de volonté politique », avance Saana Faouzi, figure de l’opposition locale au maire de la ville, le premier ministre Aziz Akhannouch, mais également médecin, actuellement résidente au sein du CHR d’Agadir.
« Nous ne sommes pas contre le secteur privé, mais contre la privatisation massive du système de santé », qui restreint l’accès aux soins de nombreux Marocains, précise la secrétaire de la section locale de la Fédération de la gauche démocratique.
La « fracture sanitaire » entre un secteur public négligé et un secteur privé plus coûteux et en expansion, source d’une aggravation des inégalités dans l’accès aux soins, est en effet une préoccupation croissante au Maroc relayée par une presse de plus en plus à l’offensive sur le sujet. Les statistiques, sont là aussi, édifiantes : le pays comptait 453 cliniques (privées) en 2024 contre 166 hôpitaux (publics), soit 2,7 fois plus, selon les chiffres du ministère de la santé.
Si le nombre de lits par établissement peut être un indicateur de la qualité de la prise en charge, le déséquilibre est flagrant : 54,8 lits en moyenne par clinique contre 160 lits par hôpital. Selon le Haut-Commissariat au plan, cette poussée d’établissements privés mieux équipés absorbe un nombre croissant de médecins dont l’effectif global était près de 30 000 en 2023 : plus de la moitié d’entre eux (51,5 %) a rejoint le secteur de cliniques, affaiblissant d’autant les compétences disponibles dans les hôpitaux.
« Cet hôpital ne sera pas délaissé »
« Je suis l’une de ces victimes de ce système », confie Othman (il n’a pas souhaité donner son nom de famille), rencontré dans une ruelle de Sadra, l’un des quartiers de Leqliaa. Cette ville de 100 000 habitants à la périphérie d’Agadir, où les manifestations de jeunes ont donné lieu à des scènes de violence et à la mort de trois manifestants lors de heurts avec les gendarmes le 1er octobre, contraste avec Agadir par sa pénurie d’équipements publics, l’absence de tout à l’égout ou de système de ramassage des ordures qu’on brûle dans des terrains vagues à proximité des habitations.
« Un problème à la jambe m’a conduit à l’hôpital Hassan-II, explique le jeune homme de 25 ans qui aide son père à installer une canalisation à l’entrée de la maison familiale. J’y suis resté trois mois et personne ne s’est occupé de moi. Ma famille m’a aidé à trouver une clinique privée. » Othman, qui travaille dans le commerce informel, n’aurait pas pu sans cela bénéficier de soins. « Je ne soutiens pas les violences et je ne vais pas aux manifs avec ma jambe malade,explique-t-il, mais je soutiens bien sûr les appels à la réforme du système de la santé. »
La mobilisation des jeunes Marocains va-t-elle changer la donne ? Le nouveau directeur de l’hôpital Hassan-II d’Agadir, le docteur Benzerouane, en poste depuis deux semaines, reste prudent. « Je suis le pompier, et si je suis là, c’est bien le signe que cet hôpital ne sera pas délaissé », précise-t-il, regrettant de ne pouvoir faire visiter les locaux sans autorisation officielle.
A quelques centaines de mètres de l’établissement vétuste, se dresse au flanc de l’avenue qui mène au stade de football un bâtiment flambant neuf, moderne et lumineux : celui du nouveau centre hospitalier universitaire (CHU) qui doit bientôt ouvrir ses portes après sept ans de chantier. Il ne suffira vraisemblablement pas à dissiper l’épais malaise autour des services de santé à Agadir.
[Source: Le Monde]