« J’ai mis mes émotions de côté. Je me suis concentrée sur une seule chose : franchir les douanes » : les premiers jours en France de Jacqueline Prado, venue des Philippines

Après l’incendie de sa maison, Jacqueline Prado a quitté les Philippines et pris un nouveau départ en France, laissant sa famille au pays. Huit ans plus tard, à 50 ans, devenue nounou et femme de ménage à Paris, elle tente de faire venir les siens.

Août 29, 2025 - 01:37
« J’ai mis mes émotions de côté. Je me suis concentrée sur une seule chose : franchir les douanes » : les premiers jours en France de Jacqueline Prado, venue des Philippines
A son arrivée à Paris, en 2017, Jacqueline Prado se rendait tous les week-ends à l’Eglise américaine ou au Sacré-Cœur, avec d’autres membres de la communauté philippine, pour prier.​ Elle retourne au pied de la basilique, le samedi 28 juin 2025. ALLYSSA HEUZE POUR « LE MONDE »

« Comme tous les jours ce matin-là, à notre réveil, mon fils de 1 an et moi sommes allés chez mes parents, qui habitaient une maison mitoyenne de la nôtre, à Cavite, aux Philippines. C’était le 25 février 2016. Mon mari et mon fils aîné de 12 ans étaient déjà partis au travail et à l’école. Tout à coup, mon père a vu de la fumée s’infiltrer par la porte qui menait de leur maison à la nôtre. Quand il a ouvert, c’était trop tard. L’incendie s’était propagé.

Notre maison était en bois, contrairement à celle de mes parents, et elle a entièrement brûlé. En cendres. Disparue. Il ne restait rien : pas un vêtement, pas un meuble, ni l’argent liquide que je cachais pour faire des économies. Un voisin avait mis le feu accidentellement, en cuisinant. J’ai fondu en larmes. Puis je me suis dit que Dieu avait peut-être un dessein pour moi.

J’ai appelé mon frère, c’est mon meilleur ami. Nous sommes une fratrie de huit dont je suis l’aînée, et Jim est le numéro trois. A ce moment-là, il était déjà parti vivre en France pour gagner sa vie. Là-bas, il travaillait comme homme de ménage pour une femme âgée ; il avait épousé une Philippine, il était devenu père. Il m’a dit qu’il était peut-être temps pour moi de le rejoindre en France. “Nous t’aiderons, m’a-t-il dit. Nous emprunterons de l’argent pour le voyage.” J’y ai réfléchi. J’avais déjà quitté mon pays une fois. A 22 ans, j’étais partie à Taïwan pour aider financièrement mes parents. Je travaillais dans une usine d’ordinateurs pour Quanta Computer, c’était éreintant.

Là, j’étais mariée, j’avais 39 ans, deux enfants. J’en ai discuté avec mon mari. Nous étions heureux ensemble mais nous n’avions pas assez d’argent pour vivre convenablement. Lui travaillait dans une entreprise, moi, je vendais des fruits sur les marchés. Il m’a soutenue, parce qu’il savait que c’était pour le mieux. “C’est ta décision. Je ne veux pas que tu me reproches de t’avoir empêchée”, m’a-t-il dit.

Le 9 avril 2017, je suis partie. Mon mari, mon père et mes garçons m’ont emmenée à l’aéroport. Mon mari pleurait, et me répétait : “Sois forte.” Mon fils aîné ne voulait pas que je le quitte. J’ai toujours été à ses côtés, à l’école, à la maison. Je l’accompagnais au basket, nous jouions ensemble. “Tu peux rester, on peut vivre tous ensemble”, me répétait-il en sanglotant.

Moi, j’ai mis mes émotions de côté. Je les ai bloquées. Je me suis concentrée sur une seule chose : franchir les douanes. Passer l’immigration sans encombre. J’avais un visa de tourisme, et je me rendais à Malte, où je voulais faire étape. J’imaginais une île océanique, un lieu paisible avant d’arriver en France. Je suis montée dans l’avion, et j’ai prié.

A cinq dans neuf mètres carrés

A peine arrivée à Malte, j’ai posé mes affaires à l’hôtel et je suis allée à l’église. J’ai marché, j’ai pris des photos, mais c’était si difficile d’être là toute seule… J’ai appelé ma famille en visio, nous avons beaucoup pleuré.

Le lendemain, j’ai pris un vol pour Paris. A Orly, la femme de mon frère est venue me chercher. Je ne l’avais jamais rencontrée mais nous nous sommes serrées dans les bras. Elle m’a emmenée chez eux, rue Victor-Hugo, dans le 16earrondissement de Paris.

Là, j’ai retrouvé mon frère. Nous avons tant pleuré ! “Je pensais que je ne te reverrais jamais”, m’a-t-il dit en posant la tête sur mon épaule, comme un petit enfant. Lui, à cette époque, il n’avait pas encore ses papiers, il avait peur de ne jamais pouvoir revenir en France s’il retournait aux Philippines. Cette soirée, c’était des émotions si fortes et contradictoires. Le bonheur et l’excitation de se revoir, la peur de l’avenir, la tristesse et le manque de ma famille…

Je me suis installée chez eux, une chambre de bonne de neuf mètres carrés dans laquelle nous habitions tous les cinq : moi, eux et leurs deux enfants. Nous dînions tous ensemble, par terre. Ma belle-sœur m’a trouvé du travail comme femme de ménage auprès d’une famille. En complément, je faisais les ongles et coupais les cheveux à domicile.

Tout était étrange pour moi. J’avais froid. Nous étions en avril mais je n’avais jamais connu un climat comme celui-ci. J’avais peur de la police. Le week-end, j’allais prier à l’Eglise américaine, ou au Sacré-Cœur, avec des amis de la communauté philippine. Tous les jours, matin et soir, j’appelais ma famille en visio. C’était très éprouvant. Rapidement, mon fils aîné a décroché de l’école et je ne pouvais rien y faire, j’étais loin. Il a de l’asthme et je n’en dormais pas de la nuit lorsqu’il partait à l’hôpital – comme quand j’étais avec lui, sauf que là, je ne pouvais pas l’accompagner.

Jacqueline Prado​ a obtenu, en 2023, des papiers lui permettant de travailler et de résider en France. Elle tente désormais de faire venir son mari et son fils cadet. Ici, devant le Sacré-Cœur, à Paris, le 28 juin 2025.

Petit à petit, je me suis installée. J’ai trouvé du travail auprès d’une famille formidable qui m’a logée dans leur chambre de service, puis d’une autre, avec laquelle je suis encore aujourd’hui. Ils m’ont aidée dans mes démarches pour demander des papiers, et j’ai été régularisée en 2023. Cette même année, mon frère et moi avons pu retourner aux Philippines ensemble. Quel bonheur immense de revoir ma famille, mes parents !

Quand nous étions petits, Jim et moi, nous dormions ensemble. Notre maison était minuscule. Une pièce en bas qui faisait salon, cuisine et chambre des parents et, sur une mezzanine, un espace de couchage pour les huit enfants. Nous nous étions promis tous les deux qu’un jour, nous offririons à nos parents une belle maison. Jim payerait la maison et moi les meubles, c’était notre projet. Nous ne leur avons pas acheté de maison, mais j’ai pu offrir un van à mon père, pour qu’enfin il puisse se déplacer aisément.

Il y a peu, j’ai entamé les démarches pour demander le regroupement familial. J’espère de tout cœur que mon mari et mon fils cadet, qui a 10 ans aujourd’hui, pourront me rejoindre en France. Il faut qu’ils aient la chance de vivre tout ce que j’ai vécu. C’est trop tard pour mon aîné. Il a 22 ans et il n’est plus éligible au regroupement familial. Cela me brise le cœur, mais c’est ainsi. »

Zoom sur la photographe

Allyssa Heuze est née en 1994, à San Francisco, en Californie.

« J’ai grandi aux Philippines dès l’âge de 2 ans, élevée par une mère philippine et un père français. A 18 ans, j’ai quitté les Philippines et, avec elles, mes repères, ma culture, ma famille, pour m’installer en France. Je partais avec un rêve en tête : trouver ma place dans le monde de la photographie.

Bien que je parle un peu français depuis mon adolescence, ce n’était ni ma langue maternelle, ni celle du cœur. Mes débuts en France ont été marqués par un profond décalage. Le rythme, les codes, les façons d’être… tout me semblait étranger. Je me sentais loin de tout.

Je me souviens encore de mon tout premier hiver : le froid mordant, les journées grises qui semblaient interminables. Et les gens, souvent repliés sur eux-mêmes, me paraissaient si distants. Ce climat, dans tous les sens du terme, m’était inconnu. J’étais habituée à la chaleur, aux sourires spontanés, à la lumière.

C’est pour cela que l’histoire de Jacqueline m’a profondément touchée. Je comprends ce que c’est que de partir. Ce sentiment d’arrachement. Etre déracinée. Porter en soi un mélange de nostalgie, de solitude… et d’espoir. Ce sentiment d’être loin de tout ce qu’on connaît, loin de ses repères… et surtout, loin de sa famille. »

[Source: Le Monde]