« Si je ne mets pas au moins × 1,5, je m’ennuie » : la spirale infernale du « speed watching »

De TikTok à YouTube, de plus en plus de jeunes regardent leurs vidéos en lecture accélérée pour consommer davantage de contenus en moins de temps.

Nov 16, 2025 - 06:04
« Si je ne mets pas au moins × 1,5, je m’ennuie » : la spirale infernale du « speed watching »
YIMENG SUN

Pour Marie (qui n’a pas souhaité donner son nom de famille), 23 ans, regarder et écouter des contenus en accéléré s’est imposé « comme une suite logique de ses études ». Après une prépa littéraire, son entrée à Sciences Po Aix la confronte à un décalage avec ses camarades : « J’avais l’impression de n’avoir aucune culture comparée à eux », confie-t-elle. Le matin, en se préparant, elle lance des podcasts d’actualité ou de sciences politiques en vitesse rapide. « Je veux juste avoir le plus d’informations possible et ensuite aller en profondeur. Mais ma première approche est toujours en lecture accélérée. »

A son entrée en master à Sciences Po Paris, tout s’enchaîne : cours, recherche de stages, associations. Une vidéo de quinze minutes se transforme vite en contenu de huit à dix minutes. « En prépa, on avait le temps pour des documentaires de deux heures. Ici, tout va trop vite. Si on pouvait avoir de la lecture rapide pour les textes, franchement, je l’utiliserais », dit Marie.

Car les contenus accélérés sont désormais un véritable marché : toutes ces plateformes, ainsi que certaines applications de télévision et de podcasts, ont adopté le « speed watching ». Sur des applications comme TikTok ou YouTube, il suffit souvent de maintenir le doigt appuyé sur le côté droit de l’écran pour passer la vidéo en × 2. Sur d’autres plateformes, un simple menu permet de choisir × 1,25, × 1,5, × 1,75, × 2 et jusqu’à × 3 ou × 4 pour les abonnés premium. L’objectif est clair : consommer plus vite pour absorber plus de contenus. Selon le blog officiel de YouTube, plus de 85 % des utilisateurs ayant accès à cette fonction l’avaient déjà testée.

« Circuit de la récompense »

Dans une tribune au Monde, Yves Citton, professeur de littérature et médias à l’université Paris-VIII, rappelait que l’économie de l’attention transforme nos comportements en ressource marchande : « Ce sont désormais nos “traces attentionnelles” qui font l’objet du commerce. » Un rapport de l’Organisation des Nations unies rappelle que l’attention est considérée comme une « matière première » de l’économie de l’information, concurrencée par le temps disponible, les sources d’information et les sollicitations numériques.

Pour capter le « temps de cerveau disponible », tout est pensé : vidéos accélérées, autoplay, scroll infini… « On a un circuit de la récompense activé en permanence, conçu pour être stimulé sans effort », explique Jean‑Philippe Lachaux, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique, spécialiste des neurosciences de l’attention. Quand un contenu met trop longtemps à « donner quelque chose », l’attente devient aversive et l’attention se reporte sur des sources plus immédiates.

Maleau Gicquel, 23 ans, doctorant en mathématiques appliquées, a aussi intégré la vitesse × 1,5 ou × 2 dans sa consommation de contenus. « Si je ne mets pas au moins × 1,5, je m’ennuie », explique-t-il. Tutoriels, rediffusions, threads sur Twitter, vidéos de vulgarisation : tout est accéléré. Renoncer ? « Franchement, ça me saoulerait », lâche-t-il. Aux yeux du Rennais, ce n’est pas une question de concentration, mais une habitude solidement ancrée, guidée par l’« envie d’avoir plein d’informations en même temps ».

D’après le neuroscientifique, le problème n’est pas seulement l’habitude, mais un mécanisme circulaire : « Quand l’attention est sollicitée en permanence par de nouvelles stimulations, elle a du mal à se stabiliser. » Le cerveau devient moins tolérant à la durée, aux moments de vide, au fait de « laisser venir » l’information. Résultat : on change plus vite d’activité, on revient au téléphone dès que l’ennui apparaît. Se concentrer sur une seule tâche devient de plus en plus ardu.

« Jamais longtemps sur la même chose »

Daurine Morlighem, 21 ans, a abandonné sa licence de psychologie à Lille-III : trop de par cœur, trop peu de pratique, raconte-t-elle. Aujourd’hui, elle peine à supporter la lenteur. Au restaurant, elle trépigne : « J’arrive, je regarde la carte, je commande tout de suite. Et dès que le plat arrive, je mange, hop, dessert, hop, l’addition. » Autour de la table, ses parents prennent l’apéritif, discutent, choisissent tranquillement. Elle, non : « Je ne peux pas rester assise à attendre. Tout est trop long. »

Elle sait pourquoi. Depuis deux ans, la Nordiste accélère tout : vidéos, vocaux, replays – × 1,5, × 2, ou par bonds de dix secondes. « Je fais ça tout le temps, pour tous les contenus », confie-t-elle. Quand la vie réelle reprend son tempo – pauses, silences, lenteur –, le choc est brutal.

Rester concentrée sur une action exige pour Daurine la combinaison de plusieurs activités. Même son tricot, censé l’éloigner des écrans, y passe : « Je suis obligée de mettre un film ou une série pour rester dedans. » Ses temps morts ont disparu, remplacés par un enchaînement constant de tâches : « En une journée, je peux peindre, jouer du piano, courir, marcher… Je ne reste jamais longtemps sur la même chose. »

Selon Jean-Philippe Lachaux, ce n’est pas réellement du multitâche : « Ce qu’on observe, ce sont des successions très rapides d’automatismes. » Face à une tâche longue, l’envie d’abandon apparaît presque instantanément. Ce rapport accéléré au temps est un phénomène mondial. En 2021, une étude de l’Université de Californie à Los Angeles révélait que 85 % des étudiants sondés consultent désormais leurs fichiers audio ou vidéo en lecture accélérée, sans perte notable de compréhension jusqu’à × 2. Une manière de gagner du temps.

« Besoin d’oisiveté »

Maleau Gicquel, qui se définit comme un « nerd de politique », regarde, lit, écoute sans cesse des podcasts. « Il y a trop de trucs qui sortent », souffle-t-il. Sans l’accéléré, sa playlist « à regarder plus tard » sur YouTube « exploserait ».

Avec ce flux d’informations et cette course contre la montre, Marie n’aime pas l’admettre, mais elle pense constamment à ne pas « perdre son temps ». Les documentaires, conçus pour offrir des pauses et des respirations, lui paraissent trop lents. « Il y a des moments pour souffler, pour revenir sur ce qui a été dit… Mais je me dis : “Je n’ai pas le temps, il faut aller droit au but.” » L’étudiante a le sentiment de devoir tout optimiser, pour être « la plus performante possible ».

L’apprentissage se fait pourtant surtout dans les temps de pause, rappelle Jean-Philippe Lachaux : « Si chaque moment vide est comblé, les connaissances n’ont plus le temps de s’installer. » Jean-Paul Santoro, psychologue et psychothérapeute à Haute-Brune (Var) spécialisé dans les usages numériques, nuance toutefois : accélérer ne crée pas de troubles cognitifs. « Par contre, on a une certaine fatigue mentale, car le cerveau a aussi besoin d’oisiveté », prévient-il. D’après lui, l’attention s’use avec l’accélération et plus le cerveau s’habitue à consommer vite, plus le rythme « normal » devient pesant : « C’est la société entière qui vit dans l’immédiateté, depuis que le smartphone et la connexion Internet le permettent. On ne supporte plus la frustration de l’ennui, de l’attente, du décalage. »

Pour Daurine Morlighem, un film s’éternise, au point de l’éloigner des salles de cinéma. La jeune femme dit avoir tellement intégré ce rythme qu’elle ne supporte plus la lenteur : « Parfois, c’est déjà en accéléré, j’appuie encore sur l’écran parce que ce n’est pas assez rapide. » Notifications coupées, téléphone éloigné, applications fermées : rien n’y fait. Le pouce part tout seul, elle continue de scroller, un peu « accro » malgré elle.

« Pourquoi je vis tout en accéléré ? », se demande parfois Marie. A la moindre occasion hors des murs de l’école, l’étudiante freine le rythme, met sur pause pour s’autoriser à vraiment « prendre le temps ».

[Source: Le Monde]