« On se serait cru dans “Indiana Jones” ! » : les urbexeurs, des jeunes explorateurs qui redonnent vie aux lieux oubliés
Née dans les années 1980, l’urbex – pour « urban exploration » – s’est longtemps pratiquée dans la discrétion. Portée par YouTube et les réseaux sociaux, la discipline connaît un nouveau souffle grâce aux jeunes urbexeurs qui partagent leurs aventures en ligne.

Les vitres baissées, la Peugeot 207 file sur la départementale direction Alès, dans le Gard. A l’intérieur, la bande d’amis se remémore des souvenirs à la pelle. « On se serait cru dans Indiana Jones ! Limite j’avais envie de réactiver les wagons et de partir en exploration dans la mine », s’exclame Clément (les témoins n’ont pas souhaité donner leur nom de famille), encore chauffé par l’adrénaline ressentie lors de cette expédition souterraine en mai dans le Massif central. Le jeune « urbexeur », traduit en français par « explorateur urbain », n’en est pas à sa première aventure. Bunkers, grottes, villas de luxe, hôtels abandonnés, asiles… A 26 ans, cela fait déjà une décennie que le jeune homme s’infiltre tous les week-ends dans des lieux que le monde a oubliés.
« Depuis tout petit, je ressens ce besoin de partir à l’aventure, de déconnecter du monde et de trouver des sortes de dimensions parallèles », dit-il en souriant. Peu à peu, il commence à documenter ses explorations sur YouTube. « Au début, ça ne marchait pas trop, j’avais 300 vues », se souvient-il. Jusqu’au jour où, « dans un bunker, [il] découvre une caisse de munitions remplie de grenades datant de la seconde guerre mondiale. La vidéo a fait un énorme buzz. Presque deux millions de vues ! ». Le succès est tel que Clément lâche son job dans l’audiovisuel pour se consacrer pleinement à sa chaîne YouTube. Une petite communauté se forme, d’abord virtuelle puis réelle.
« Ambiance apocalyptique »
« De base, moi, j’étais une fan de Clément », ironise Sophie en conduisant, le regard vissé à la route. Tatouage « URBEX » en lettres capitales sur l’avant-bras, la trentenaire suivait les vidéos de « Clément Exploration » derrière son ordinateur. Trois ans plus tard, elle partage les virées avec celui qu’elle considère comme son petit frère. Même trajectoire pour Benoît, 50 ans, employé dans l’installation de panneaux solaires et féru des mines depuis toujours. Lui aussi a commencé par regarder les vidéos de Clément avant de l’épauler en expédition, accompagné de Simba, son berger malinois, qui halète dans le coffre. Une deuxième voiture suit de près, avec à son bord Romain et Elodie, trentenaires, technicien de maintenance et aide-soignante, qui souhaitent préserver leur anonymat et dont les prénoms ont été modifiés.
Le spot du jour ? Gardé secret. « J’ai passé des nuits à le dégoter ! », s’exclame Sophie. Les recherches se font sur Google Earth ou Street View. « On se balade sur les cartes de la région et on regarde si les lieux ont l’air abandonnés, si la végétation a pris le dessus par exemple, ou bien s’il n’y a aucune voiture garée à côté », explique-t-elle. « On traque tous les indices indiquant qu’il n’y a aucune présence humaine », poursuit Clément.
Au bout d’une heure, la voiture s’arrête et tout le monde descend. Clément ouvre la marche et se fraie un passage à travers une haie de lierre. Les autres suivent. On enjambe un ruisseau, puis une ruine en béton brut surgit. L’édifice s’élève sur trois niveaux, les piliers et les escaliers forment le squelette du bâtiment. Soudain, une porte claque. « Il y a quelqu’un ? », s’inquiète Clément. « On vient juste prendre quelques photos ! », annonce-t-il un peu plus fort. Pas de réponse. Le groupe monte au premier étage. Des matelas bleus sont entassés sur le sol jonché de matériel médical. « Ça doit être un hôpital abandonné », suppose Romain. « Manque plus que les zombies », s’amuse Clément. Dans une autre pièce, au milieu des gravats, Clément trouve des radiographies éparpillées par terre. Poumons, côtes, bassin… il les lève à la lumière. « 1991, les gars, il y a une date ! », se réjouit-il. « C’est fou d’imaginer que des gens se sont fait soigner ici, qu’il y a eu une vie, et qu’ils se sont allongés juste là », dit-il en désignant une table d’auscultation à moitié calcinée, entourée de seringues et de prescriptions médicales encore lisibles. « On visite presque un musée, tout est figé, il y a une ambiance apocalyptique », s’émerveille Clément.
C’est un Canadien, Jeff Chapman, alias « Ninjalicious », qui popularise le terme « urbex » dans les années 1990. A l’époque, il publie un magazine désormais culte, Infiltration : the Zine About Going Places You’re Not Supposed to Go (« infiltration : le magazine sur les endroits où l’on n’est pas censé aller »), dans lequel il publie les photos de ses explorations : tunnels, immeubles, piscines abandonnées…
A partir de 2015, flairant le potentiel d’Internet, un nouveau type d’explorateurs voit le jour. Caméra à la main, ils filment leurs expéditions dans des lieux désaffectés et interdits au public. Des vidéos à regarder de sa chambre, qui remportent un succès grandissant. Certains youtubeurs, comme Mamytwink ou bien le Grand JD, sont suivis par plusieurs millions de personnes et n’hésitent pas à se filmer dans une centrale nucléaire près de Tchernobyl, en Ukraine, en passant par les parties les plus radioactives de la zone… Pour Clément aussi, les vidéos effrayantes sont les plus prisées par ses 76 000 abonnés sur YouTube : « Les gens aiment vivre le danger par procuration. Ce sont des lieux difficiles d’accès. On escalade un mur de ronces, on rampe… » Il insiste : aucune scène n’est inventée. « Contrairement à certains urbexeurs, je mise tout sur l’authenticité. »
Avant de partir, tout le monde fait des photos, mais sans laisser d’indices sur la localisation. Les spots d’urbex sont très prisés et certains explorateurs n’hésitent pas à monnayer leurs découvertes sur des sites comme Urbexe.com ou Easyurbex.com… Très peu pour le groupe, qui préfère garder le secret. « Quand un lieu est trop fréquenté, il finit forcément par se dégrader, voire par disparaître complètement… », regrette Clément.
L’heure tourne et le groupe ne veut pas rater l’autre spot repéré depuis des semaines : un club échangiste abandonné depuis une dizaine d’années qu’aucun urbexeur de la région n’a réussi à infiltrer, selon leurs informations. « A mon avis, ça va être fermé », prévient Clément. C’est l’une des règles d’or dans la communauté urbex : ne pas entrer par effraction. « Si une porte est fermée ou bien scellée, on ne peut pas la forcer. On appelle ça un fail [échec] dans le milieu », explique-t-il. L’intrusion sur une propriété privée, même sans l’intention de voler ou de dégrader, peut être punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. « C’est sûr que c’est mort ! C’est trop beau pour être vrai… », maugréent Benoît et Sophie, restés dans la voiture, enfoncés dans leur siège.
Un vieux calendrier jauni
Plus confiant, Clément teste une poignée. Un grincement et la porte s’ouvre. « Les gars… c’est parti ! » Le petit groupe accourt et s’introduit dans le club. On explore les vestiaires, les trois salles de danse et toutes les chambres en haut, là où les couples s’isolaient. Clément sort sa caméra. Il filme la moquette rouge au sol, la scène surélevée, les rambardes en acajou, la barre de pole dance au centre, les miroirs arrondis tapissant les murs et les cabines avec banquette en cuir. Même les verres sont encore posés sur les tables, comme si la fête s’était arrêtée la veille. Au sol, un vieux calendrier jauni daté de 1993 trahit l’âge du lieu.
Clément lève les yeux vers les projecteurs débranchés. « Il y a carrément un côté western ! Faut imaginer : ici, ça clignotait dans tous les sens. Et là, sur la scène, il devait y avoir des danseuses qui faisaient leurs shows… », s’émerveille-t-il. Lors d’une exploration, les urbexeurs passent par une série d’émotions, analyse l’historien Nicolas Offenstadt, lui-même explorateur urbain : « D’abord, la satisfaction d’avoir réussi à entrer. Ensuite, le plaisir de la découverte du site, et des possibilités de parcours qu’il offre, parfois insoupçonnées. Enfin, l’intérêt pour les vestiges, qu’il s’agisse de machines ou de mobilier, de traces des habitants, d’archives ou encore de décorations. »
Clément tombe sur un coffre-fort. « On ne prend rien, ça fait partie des règles de l’urbex. On laisse le lieu comme on l’a trouvé. Même les toiles d’araignées, on ne doit pas les toucher. Une fois, j’ai trouvé 300 euros dans une caisse enregistreuse, je les ai laissés », rappelle-t-il.
En partant, Elodie, surnommée « l’envers du décor » sur les réseaux, ne peut pourtant pas s’empêcher de récupérer une clé encore enfoncée dans la serrure d’une porte. « C’est mon petit secret », confie-t-elle en descendant les escaliers : « J’en prends une à chaque lieu et je les collectionne chez moi. » Une fois repartie, la clé glissée dans sa poche sera le seul indice de leur passage.
[Source: Le Monde]