A Bagdad, les skateuses imposent leurs figures : « Une femme qui fait du skate, ça reste mal perçu »

Le collectif Bagdad Skate Girls rassemble des jeunes sportives qui sillonnent les rues et les parcs de la capitale irakienne sur leurs planches. Une façon, non sans risques, de revendiquer leur présence dans l’espace public alors que le droit des femmes pourrait encore reculer en Irak à la suite des législatives du 11 novembre.

Nov 9, 2025 - 10:57
A Bagdad, les skateuses imposent leurs figures : « Une femme qui fait du skate, ça reste mal perçu »
CHARLES THIÉFAINE POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

Sur la piste bétonnée, le claquement sec de la planche signale la figure réussie. Sans un regard pour les garçons affalés sur les sièges d’une tribune plantée à même la terre, Dania Al-Moussawi, 24 ans, remonte sur son skateboard, s’élance d’un coup de pied nonchalant et glisse vers la rampe où l’attendent trois petites filles harnachées de protège-tibias. Tout autour, un champ de roseaux dresse sa muraille verte et humide, étouffant le vacarme des klaxons échappé des artères encombrées de Bagdad.

Au loin, les bulbes turquoise du Monument aux martyrs, impressionnant vestige de la guerre contre l’Iran menée par la dictature baasiste dans la décennie 1980, scintillent dans la lumière dorée du crépuscule. Quelques soldats à l’épaule lestée d’une kalachnikov, postés le long des murs de fortification, surveillent d’un œil morne les agitations à l’entrée du skatepark. « Pour moi, cet endroit, c’est une Irak miniature, lance Dania Al-Moussawi. On y voit plus d’hommes que de femmes, mais nous, on est là et on compte bien revendiquer notre place ! »

Voilà près d’un an que Dania Al-Moussawi et ses amies arpentent les rues de la capitale irakienne juchées sur des skateboards. Rassemblées sous la bannière des Bagdad Skate Girls, elles défient les habitudes et les regards des passants. Six ans après le mouvement de protestation de Tichrine, qui a coûté la vie à près de 600 manifestants mobilisés contre la corruption des élites et a découragé une génération entière de battre le pavé, ce groupe de filles incarne une forme discrète de reconquête de l’espace public.

Les élections législatives, prévues le 11 novembre, décideront de la reconduction au pouvoir de l’actuel premier ministre chiite, Mohammed Chia Al-Soudani. Le collectif, qui navigue dans un climat d’inquiétude face à un possible recul des droits des femmes dans le pays, mise sur un changement venu d’en bas : par le sport, la solidarité et l’affirmation de l’égalité au sein de petits cercles de passionnés.

Ishtar Obaid, à l’origine du mouvement

Le mouvement Bagdad Skate Girls naît de l’impulsion d’Ishtar Obaid, 40 ans, ancienne championne de jujitsu, à la volonté de fer et à l’enfance londonienne. Elle gagne sa dernière médaille d’or au tournoi d’Abou Dhabi en 2022, et rentre dans la foulée à Bagdad, bien décidée à « augmenter la participation des femmes dans le sport ». Elle rapporte avec elle un skate et se filme pour les réseaux en train de descendre l’une des rues les plus célèbres de la ville, lançant face caméra : « Qui veut rider avec moi ? »

Le geste – « une forme de protestation », dit-elle – est remarqué, et une quarantaine de femmes lui écrivent, curieuses de s’élancer. De premiers rendez-vous sont donnés à Zawraa Park, emblématique jardin du centre de la capitale, où les familles viennent flâner lorsque la chaleur tombe. C’est ainsi que l’aventure commence, scandée par les propos militants d’Ishtar Obaid : « Une femme qui fume la chicha, ça ne choque plus personne. Mais une femme qui fait du skate ? Ça reste mal perçu. Notre seule façon de normaliser notre présence, c’est de l’imposer. »

Hanan et Dania se sont rencontrées au skatepark et s’y retrouvent quasiment tous les week-ends, à Bagdad, le 24 octobre 2025.

Cette audace n’est pourtant pas sans conséquences. Le visage cerclé d’un voile noir, Hanan Mohammed Derie désigne son baggy beige : « Chez moi, même mes vêtements suscitent des commentaires. » Cette enseignante en éducation sportive à l’université Al-Mustansiriyah habite avec sa famille dans le quartier de Sadr City, bastion conservateur acquis au leader chiite Moqtada Al-Sadr, où la réputation et la tenue des femmes font l’objet de tous les contrôles.

« Mes parents refusent catégoriquement que je fasse du skateboard. Ils ne peuvent pas m’en empêcher, mais lorsqu’ils sont en colère, il leur arrive de me frapper ou de me couper les vivres », confie-t-elle. Entre le pouce et l’index de sa main gauche, une cicatrice témoigne de sévices passés. Il y a quelques années, furieux de la voir tenir tête à sa famille, son propre frère, armé d’un couteau, lui a pratiquement sectionné le tendon. Elle hausse les épaules : « Nous vivons sous le même toit, mais il refuse de me parler. »

Un laboratoire pour l’égalité des sexes

A 30 ans, Hanan Mohammed Derie impose son célibat et fait du sport le moteur de son émancipation. « Au moment de l’invasion américaine, en 2003, mes parents ont voulu que j’arrête l’école. Je me suis enfuie et j’ai trouvé refuge dans une mosquée. Grâce à une médiation religieuse entre l’imam et ma famille, j’ai pu continuer à étudier. »

En 2017, le hasard d’une déambulation sur Internet lui fait découvrir le parkour, autre sport d’extérieur consistant à franchir avec adresse et rapidité une série d’obstacles, dans des espaces urbains ou naturels. Elle s’y entraîne avec acharnement, au point d’être sélectionnée pour les championnats régionaux d’Asie, en 2020. Elle y consacre ensuite sa thèse de doctorat, jusqu’à ce que le skate entre dans sa vie grâce à Ishtar Obaid, rencontrée sur Instagram, et que ses semaines s’organisent autour des séances collectives du vendredi soir, dans le tout nouveau skatepark de la capitale.

Inauguré à l’orée de l’été, dans l’enceinte du ministère des sports, grâce au lobbying obstiné et conjoint d’Ishtar Obaid, de l’association Make Life Skate Life, qui œuvre à la création de skateparks communautaires dans le monde, et à des fonds issus des ambassades française et allemande, le lieu attire les passionnés de toute la région. Il fait également office de laboratoire pour l’égalité des sexes aux yeux de Hanan Mohammed Derie et de Dania Al-Moussawi, qui coachent sur place leurs jeunes recrues.

« Pour que les choses changent, il faut créer de petits espaces comme celui-ci », expliquent-elles de concert, en surveillant du coin de l’œil l’équilibre de leurs apprenties. « Si les garçons apprennent tôt à nous accepter ici, ils comprendront qu’il est normal de nous accepter ailleurs », espère Dania Al-Moussawi. Malgré leur enthousiasme, l’écart entre la théorie et la pratique se fait sentir. Lorsqu’elle sort sa planche à Sadr City, Hanan Mohammed Derie continue de se heurter « aux regards mauvais », aux injures, et d’éprouver la « crainte de se faire frapper ou harceler » par les habitants du quartier.

Yass (à gauche), skateur et chauffeur de tuk-tuk avec ses amis au skatepark de Bagdad, le 24 octobre 2025.

« Toutes ces restrictions sur la place des femmes sont le résultat d’un lavage de cerveau récent », s’emporte Ishtar Obaid en convoquant les images de ses aïeules marchant dans Bagdad en mini-jupe dans les années 1970. D’après elle, les séquelles laissées par la répression sanglante de Tichrine, en octobre 2019, continuent d’inhiber les jeunes générations, dépourvues « d’outils pour lancer des initiatives ». « Je ne crois pas que les politiciens se sentent concernés par la question de l’égalité des droits entre les hommes et les femmes », soupire-t-elle.

Le Parlement a ratifié, en février, un amendement à la loi sur le statut personnel favorisant largement les hommes dans les situations de mariage, de divorce et d’héritage. La nouvelle mouture du texte prévoit ainsi que la responsabilité et la garde des enfants soient automatiquement données au père lorsqu’ils atteignent l’âge de 7 ans, et ce quel que soit l’intérêt supérieur de ces derniers. « Le changement ne viendra pas avec les élections, mais avec le temps, prédit Dania Al-Moussawi. Cela prendra peut-être un an, peut-être plus, mais regardez-nous, des filles en train de skater avec des garçons, c’est déjà du changement ! » Et Ishtar Obaid de renchérir : « En skatant, c’est comme si nous arrachions notre droit par la force. »

[Source: Le Monde]