« On devient des personnages d’un parc d’attractions » : la « disneylandisation » du quartier de Montmartre racontée par ses habitants

Des touristes toujours plus nombreux et des habitants excédés. La cohabitation est problématique, et les effets du surtourisme de plus en plus visibles, dans ce quartier parisien. Associations d’habitants, de commerçants et élus espèrent éviter que leur lieu de vie devienne « comme l’Alfama, ce quartier de Lisbonne vidé de sa vie quotidienne ».

Juil 22, 2025 - 10:54
Juil 22, 2025 - 13:51
« On devient des personnages d’un parc d’attractions » : la « disneylandisation » du quartier de Montmartre racontée par ses habitants
MARTYNA PAWLAK POUR « LE MONDE »

Du banc public de la place Dalida, derrière le Sacré-Cœur, on peut assister, à toute heure de la journée, à un curieux manège. Des dizaines d’Espagnols, d’Indiens, de Chinois ou d’Américains font la queue pour poser à côté de la statue de la chanteuse. Pas n’importe comment : en lui tenant les seins. Le geste est incongru, les visages sont hilares : caresser la poitrine de Dalida porterait bonheur en amour.

Rue de l’Abreuvoir, mêmes files de touristes : cette fois, il s’agit de se faire prendre en photo devant La Maison rose, un café qui apparaît dans la série américaine Emily in Paris. Plus bas, rue des Trois-Frères, une autre queue sature un étroit trottoir : c’est le Photomaton vintage, qui fait un carton sur les réseaux sociaux.

Bienvenue dans le photogénique Montmartre, ses jardins cachés, ses moulins, sa vigne, son funiculaire, ses peintres de rue… Et ses millions de visiteurs du monde entier. Dans ce quartier où fleurissent les marchands de glaces, de crêpes et de mini-tour Eiffel, même la circulation semble orchestrée par Disneyland : des side-cars, des 2 CV, des Méhari ou des tuk-tuk quadrillent la Butte pour quelques dizaines d’euros par personne, croisant des petits trains touristiques – ils sont au nombre de cinq.

Mais, depuis quelques mois, une brèche fissure ce décor féerique. Dans ce quartier où vivent 27 000 personnes, des banderoles sont apparues aux fenêtres : « Habitants oubliés ! », « Laissez-vivre les Montmartrois », « Derrière ces façades il y a des gens ». Mais aussi, sur les bâtiments scolaires : « Non à la fermeture de classes ! » Des panneaux annonçant la piétonnisation de certaines rues sont tagués de « Stop ». En quelques mois, le surtourisme à Montmartre est devenu un sujet politique dont se sont emparées des associations d’habitants, de commerçants, des élus de tout bord.

Que s’est-il passé ? D’abord, un contexte : celui de la hausse croissante du nombre de touristes étrangers à Paris : 20 % entre 2014 et 2024, selon les chiffres de Choose Paris Region. Une telle hausse, ce n’est pas rien, tant les volumes sont monstrueux : Paris a accueilli 22,6 millions de touristes étrangers en 2024, et 2025 s’annonce comme une année record. Chez ces visiteurs, Montmartre est, encore plus que jadis, un passage obligé : le Sacré-Cœur était, en 2024, le monument le plus visité de France, devant la tour Eiffel, avec 11 millions d’entrées.

Or, à mesure que le nombre de touristes augmente, la cohabitation entre les visiteurs d’un jour et les autres usagers de la ville devient de plus en plus problématique. « Avant, le surtourisme, on le ressentait surtout le week-end aux beaux jours. Depuis la fin de la pandémie [de Covid-19], et encore plus depuis les Jeux olympiques [durant l’été 2024], c’est toute la semaine, toute l’année », estime Eric Durand, photographe, habitant. « Je n’ai jamais vu autant de touristes que ces derniers mois », assure Brice Moyse, patron d’agences immobilières dans le quartier.

Certes, les alentours du Sacré-Cœur et de la place du Tertre sont, depuis des années, presque uniquement consacrés au tourisme. Ce qui a changé, c’est que sous l’effet du nombre, la transformation du quartier s’étend de plus en plus dans l’espace et dans le temps. « Montmartre devient un décor pour des visiteurs qui viennent en mode express avec pour but de prendre telle photo », résume Bertrand Monchecourt, architecte.

« Les locations longue durée ont disparu »

Une étincelle a mis le feu aux poudres : la décision de la Ville de Paris de créer une aire piétonne d’une vingtaine de rues – la circulation ne sera pas interdite, mais la vitesse réduite, les places de stationnement en grande partie supprimées. Pour de nombreux riverains, ce plan équivaut à donner encore plus de place au tourisme, au détriment de la vie quotidienne des habitants. La Mairie répond qu’il s’agit simplement de réduire la place de la voiture, comme partout dans Paris. Il n’empêche : une nouvelle association, Vivre à Montmartre, s’est lancée dans un combat judiciaire contre la mesure. Sa pétition a recueilli plus de 8 000 signatures. Les derniers conseils de quartiers ont été tendus et ont poussé la Mairie à organiser, durant l’été, une consultation publique sur ce projet.

Si ce sujet électrise le quartier, c’est qu’il a vécu, en quinze ans, une profonde transformation, à l’image de certains quartiers les plus touristiques de Paris. En dix ans, les prix de l’immobilier y ont explosé (ils oscillent entre 12 000 et 15 000 euros du mètre carré), chassant les moins fortunés, et conduisant à la fermeture de plusieurs classes dans les écoles publiques. « Dans le quartier, les locations longue durée ont disparu », observe Brice Moyse, de l’agence Immopolis.

Montmartre est devenu un paradis pour les meublés touristiques : petites surfaces, gros bénéfices. Les habitants « permanents » cohabitent, dans de petits immeubles, avec des touristes qui défilent – et leur lot de nuisances. Les valises à roulettes à toute heure, la méconnaissance du tri des déchets, les fêtes bruyantes. Et la distension du lien social entre voisins. Entre mai 2019 et mai 2025, le nombre d’annonces actives sur Airbnb a bondi de 36 %, selon les données du cabinet AirDNA. Entre 20 % et 30 % des logements sont des Airbnb, de manière ponctuelle ou permanente. Au total, le 18e arrondissement est, en volume, celui qui compte le plus d’annonces de meublés touristiques, selon les chiffres de la Ville. Et c’est sans compter les locations non déclarées ou illégales « qui pullulent dans Montmartre », confirme Brice Moyse.

Un groupe de touristes et leur guide, rue Lepic, dans le quartier Montmartre, à Paris 18ᵉ, le 10 juillet 2025.

L’autre changement notable, c’est la transformation des commerces. Glaciers et marchands de souvenirs remplacent peu à peu coiffeurs, pressings, primeurs… « Quand ce type de commerces ferment, c’est toute une vie de quartier qui meurt », résume Emile Meunier, avocat, élu Les Ecologistes du 18e arrondissement. Rue Lepic, la galerie d’art W est devenue une boutique de t-shirts « I Love Paris ». « Et puis, on a des coffee-shops partout. Cela n’a pas de sens d’en avoir autant », commente Karine Ringot, qui gère le site Internet Montmartre Addict.

Des conflits d’usage émergent. « Depuis que la boulangerie Chez Boris est apparue dans la série Miraculous, il y a une longue queue en permanence. Et quand, devant vous, il n’y a que des touristes qui prennent en photo des éclairs et posent mille questions, on peut vite se dire qu’on n’a rien à faire ici », estime Anne Renaudie, de l’association Vivre à Montmartre.

Certains trouvent des parades : Pain Pain, une boulangerie rue des Martyrs, a installé un guichet coupe-file pour ceux qui ne prennent que du pain. Et si certaines boutiques tirent largement parti de cette manne touristique, ce n’est pas le cas de toutes, assure Brice Moyse, qui est aussi président de l’association des commerçants Lepic-Abbesses.« Beaucoup de commerces sont en difficulté, tout simplement parce qu’il y a moins d’habitants, et que la plupart des touristes à Montmartre dépensent peu sur place », poursuit-il.

« Surfréquentation »

L’afflux de touristes dans ce quartier pentu aux rues étroites crée d’autres types de tensions autour de l’espace public : saturation des trottoirs, difficultés pour marcher… Le week-end, Karine Ringot doit se frayer un passage entre les groupes pour grimper les marches qui la conduisent chez elle, attendre que chacun ait pris sa photo… « Le grand jeu des conducteurs de 2 CV qui promènent les touristes, c’est de prendre la rue Berthe à fond la caisse, pour faire crier les passagers debout dans la voiture, avec le toit ouvert. La surfréquentation, associée à ces types de comportements irresponsables, ça tend tout le monde. On arrive à saturation », raconte-t-elle. Les autocars deviennent des symboles honnis : le jour de notre passage, sept patientaient devant le lycée Jacques-Decour, moteurs allumés pour la climatisation. Le funiculaire est devenu difficilement utilisable par les riverains, en raison de la queue, alors qu’il est un transport public.

Béatrice Dunner, une traductrice qui vit dans le quartier depuis 1976, cite aussi l’essor incontrôlé des « food tours », ces agences qui amènent des petits groupes de touristes dans les commerces de bouche du quartier des Abbesses. Au début, ce n’était pas dérangeant. C’est leur multiplication qui crée de l’agacement. « Devant la fromagerie, un guide donne une conférence sur la fabrication du fromage. A la boucherie, un autre tient dix minutes sur le poulet du dimanche, tout en commentant vos achats. En tant qu’habitants, on devient des personnages d’un parc d’attractions », dit en soupirant celle qui est aussi la présidente de l’Association de défense de Montmartre et du 18e. « Je n’ose pas imaginer le nombre de photos sur lesquelles j’apparais en train de faire mes courses », s’amuse Karine Ringot. A tout cela s’ajoutent les habituelles critiques sur la propreté : des W-C publics absents, des poubelles trop peu nombreuses qui débordent d’emballages de sandwichs et de bouteilles en plastique. « Montmartre est devenu un paradis pour vendeurs de tacos et de bubble tea, qui génèrent énormément de déchets », tonne Anne Renaudie.

Le photomaton de la rue des Trois-Frères, une attraction touristique, dans le quartier Montmartre, à Paris 18ᵉ, le 10 juillet 2025.

Certes, ces critiques, venant de la part d’habitants d’un quartier très embourgeoisé, où vivent des avocats, des influenceurs et des personnalités du show-business, peuvent faire sourire. « Les banderoles aux fenêtres de splendides appartements couverts de vignes, c’est un peu ridicule, car à la fin, ce n’est pas une tragédie, concède Jean-Manuel Gabert, président de la société du Vieux Montmartre. Mais ce qui s’y passe concerne tout le monde, car c’est tout un quartier, avec son histoire, son patrimoine, qui est menacé de défiguration. Et qu’au vu de la croissance du tourisme, cela peut s’étendre ailleurs dans Paris. » Avec l’architecte Bertrand Monchecourt, ils portent un projet de candidature de la butte Montmartre au Patrimoine mondial de l’Unesco. Ils espèrent ainsi éviter que Montmartre deviennent « comme l’Alfama, ce quartier de Lisbonne vidé de sa vie quotidienne ».

Tous regrettent une forme de laxisme et de manque de contrôle des autorités locales – par exemple pour interdire les plus gros groupes, faire appliquer l’interdiction des parlophones par des guides. Ou préempter davantage de baux commerciaux, afin qu’ils ne se transforment pas en boutiques de bérets made in China. « Il faut faire baisser la pression, sinon, on va vers une embolie, admet Frédéric Hocquart, adjoint au tourisme à la Ville de Paris. Mais nous n’avons pas la main sur tout. Les autocars, on voudrait les interdire, mais cela nous a été refusé par l’Etat. » La croissance des arrivées dans les deux aéroports parisiens est une autre pièce-clé du puzzle, sur laquelle la Mairie n’a pas de prise.

D’ici à quelques jours, dimanche 27 juillet, Montmartre sera sous les feux des projecteurs, avec le passage du Tour de France rue Lepic, pour la première fois. « Ce sera sans doute formidable, prédit Emile Meunier. Mais comme c’est l’un des événements sportifs les plus regardés au monde, il ne faudra ensuite pas s’étonner qu’il y ait encore plus de visiteurs. »

[Source: Le Monde]