Guerre commerciale : « Ce sont les Américains qui paient les droits de douane »
Pour Gilles Moëc, économiste en chef d’Axa, si les nouvelles taxes mettent du temps à faire sentir leurs conséquences dans l’économie réelle, elles devraient avoir des effets récessifs aux Etats-Unis mais aussi en Europe.

En quelques mois, Donald Trump a fait passer les droits de douane moyens imposés par les Etats-Unis au reste du monde de 2,5 % à environ 17 %, en l’état actuel des négociations. L’incertitude demeure élevée, mais les premiers effets de ce choc économique commencent à se concrétiser. Gilles Moëc, économiste en chef du groupe d’assurances Axa, les analyse.
Voilà quatre mois que les droits de douane promis par Donald Trump commencent à être mis en place. Pour l’instant, qui les paie ?
Ce sont les Américains, mais on ne sait pas lesquels. Il est encore trop tôt pour le déterminer, parce que les entreprises se sont beaucoup préparées : elles ont fait des stocks en amont, au premier trimestre, et elles sont en train de les écouler, donc on ne voit pas encore grand-chose dans les statistiques.
Néanmoins, on dispose des prix à l’importation aux Etats-Unis jusqu’au mois de juin. Si les exportateurs vers ce pays absorbaient une grande partie du choc, on devrait voir une baisse des prix. Ce n’est pas le cas. Ceux des importations depuis le Canada étaient par exemple en hausse de 0,3 % entre janvier et juin ; ceux de l’Union européenne (UE) de 1,4 %. Il y a une exception, les prix des importations venant de Chine, qui ont, eux, reculé de 1,6 %, ce qui est assez faible.
C’est donc aux Etats-Unis que l’absorption du choc a lieu…
La question est de savoir à quel niveau l’impact est absorbé. Cela peut être chez les grossistes, qui peuvent baisser leurs marges, chez les détaillants, qui peuvent aussi prendre sur leurs marges, ou alors au niveau des prix à la consommation, avec une répercussion directement sur le consommateur.
Tout ça prend du temps et c’est un peu tôt pour le mesurer, mais on a déjà quelques signaux. Par exemple, le prix des jouets a augmenté de 14 % en rythme annualisé ces trois derniers mois aux Etats-Unis ; l’equipement de la maison a de même augmenté de 6 %, toujours en rythme annualisé. Tout dépend du secteur. Pour les jouets et l’équipement de la maison, presque tout est importé, il n’y a quasiment plus d’acteurs américains et il n’y a donc pas vraiment d’alternative pour acheter ces produits à l’intérieur des Etats-Unis. Les Américains subissent les prix des exportateurs.
Qu’observe-t-on pour les secteurs où il existe une alternative américaine ?
Ça va prendre un peu de temps, pour que les contrats soient renégociés. Un bon exemple est l’agroalimentaire. Si vous êtes un restaurant américain, et que le vin français est imposé à 15 %, il est tentant de proposer à la place des vins américains.
Mais il faut d’abord écouler les stocks, et c’est un secteur où les achats sont réalisés très en amont. Par ailleurs, que va faire un producteur de cabernet sauvignon de la Napa Valley ? Maintenant, il sait qu’il est 15 % plus compétitif que les vins français. Il va être tenté d’augmenter lui-même ses prix.
Nike a enregistré une perte de 1 milliard de dollars (environ 869 millions d’euros) à cause des droits de douane, General Motors de 1,1 milliard de dollars. Est-ce que ça n’indique pas que les entreprises importatrices acceptent de réduire leurs marges ?
Pour quelques grandes entreprises qui le peuvent, oui. Mais je ne suis pas persuadé que ça soit tenable dans le temps. A la fin, elles devront en reporter une partie aux clients finaux.
A-t-on des précédents historiques qui pourraient nous apporter des leçons sur le choc à venir ?
Non. La dernière fois que les droits de douane américains ont été aussi élevés, c’était en 1934. On était dans une économie beaucoup plus fermée qu’aujourd’hui. Ça n’a aucun sens d’essayer d’analyser quoi que ce soit à la lumière de cette époque.
Plus récemment, il y a eu le choc de 2018 [quand Trump a augmenté les droits de douane la première fois]… La Fed [la banque centrale américaine] avait conclu qu’une transmission très rapide et quasi intégrale des droits de douane dans les prix avait eu lieu en l’espace de quelques mois. Le problème, c’est qu’à l’époque, personne n’avait cru à la réalité des droits de douane et les entreprises ne s’étaient pas préparées, contrairement à aujourd’hui.
Le phénomène est donc plus lent cette fois-ci, mais, in fine, vous pensez donc que les droits de douane se répercuteront sur les consommateurs américains ?
Oui, et ça me semble aussi être le point de vue de la Fed. La question est de savoir combien de temps ça va prendre.
On a beaucoup parlé des prix, mais les droits de douane ont aussi un effet négatif sur l’économie américaine. Quelle est son ampleur ?
Presque tout le monde arrive au même calcul : sur douze mois, on perd à peu près 0,75 point de produit intérieur brut [PIB] aux Etats-Unis, et même 1 point en allant jusqu’à fin 2026. Ce n’est pas la fin du monde, mais c’est quand même significatif.
Il y a au moins un effet qui vient de l’incertitude. On commence à avoir une idée un peu plus claire du taux des droits de douane moyens, mais les accords restent peu détaillés. Typiquement, on ne sait toujours pas clairement quel sera le traitement des produits pharmaceutiques. Cela a un effet dépressif sur l’investissement.
Il y a cependant un effet positif pour l’économie américaine, c’est que les droits de douane rapportent à l’Etat américain. Cette année, les douanes ont engrangé 108 milliards de dollars, le double de 2024…
Oui, ça rapporte au début. Mais rien n’est gratuit : soit les droits de douane marchent, rééquilibrent la balance commerciale américaine et alors le volume d’importation baissera, et avec lui les recettes des droits de douane. Soit ça ne marche pas, on continue à avoir énormément de revenus fédéraux, mais la balance commerciale continuera à se dégrader.
Est-ce que les sommes collectées par les douanes compensent la baisse des recettes fiscales provoquées par le ralentissement de l’économie ?
Au début, oui. Il y a le choc positif sur les recettes sans que l’effet négatif sur la croissance se fasse sentir. Mais au bout d’un moment, ça s’inverse, les importations vont commencer à ralentir, et donc les recettes [des droits de douane], juste au moment où le choc économique commencera à avoir un impact négatif sur les recettes. A court terme, c’est donc positif pour le déficit américain, mais à l’horizon fin 2026, je n’en suis pas sûr.
Quels sont les effets des droits de douane américains sur l’Europe ?
Ça se traduit par une baisse des exportations vers les Etats-Unis. Et presque tous les prévisionnistes estiment que la perte s’élèvera à peu près à un demi-point de PIB en moins. En soi, c’est gérable, mais la croissance européenne était molle avant ça.
Et quel sera l’effet sur les prix en Europe ?
La montée des barrières douanières a plutôt un effet désinflationniste léger. D’abord parce qu’il n’y a pas eu de mesures de rétorsion à ce stade, ensuite parce qu’avec une croissance qui ralentit, l’impact sur les salaires est plutôt négatif.
Enfin, le plus important, c’est qu’on aura un report des exportations de la Chine vers l’Europe, alors même que ce pays est en déflation. Ça commence à se voir dans les chiffres. Depuis 2018, le poids de l’UE dans les exportations totales chinoises baissait. Au premier semestre de cette année, on a eu une petite remontée.
Est-ce qu’on n’a pas finalement surestimé l’impact du choc des droits de douane ? Si on avait dit il y a six mois qu’ils se stabiliseraient autour de 15 % à 20 %, tout le monde aurait pensé que c’était de la folie. Pour l’instant, l’effet n’est-il pas moins violent que prévu ?
Pour moi, c’est juste que la transmission du choc est un peu plus longue que prévu. Mais à la fin, il faut bien que les droits de douane passent quelque part. Ce n’est pas gratuit. Ce sera soit chez les consommateurs si les prix augmentent, soit une baisse des marges des importateurs, ce qui voudrait dire ensuite une baisse des investissements.
[Source: Le Monde]