Mohammed VI, le monarque des réformes inachevées

L’intronisation du souverain, en 1999, suscite bien des espoirs, au Maroc et ailleurs. Après le règne de son père, marqué par des atteintes aux droits de l’homme, le jeune roi incarne, au moins pour un temps, le changement et la modernité.

Août 27, 2025 - 02:37
Mohammed VI, le monarque des réformes inachevées
AZZOUZ BOUKALLOUCH / AFP

Septembre 2002, Festival international du film de Marrakech. En ce début d’automne, le soleil darde encore ses rayons sur la ville ocre. Un an après les attentats du 11-Septembre aux Etats-Unis et en pleine « guerre contre le terrorisme », selon l’expression du président américain George W. Bush, le Maroc veut donner l’exemple d’une rencontre apaisée et festive entre l’Orient et l’Occident autour du 7e art et des paillettes.

Le festival, créé un an auparavant par le jeune roi Mohammed VI, est présidé par son frère cadet, Moulay Rachid. En coulisses, le producteur français Daniel Toscan du Plantier gère l’intendance, la programmation et la venue des vedettes. Les charmes de La Mamounia, le palace où sont logées les stars, contribuent grandement à la réussite de l’événement.

L’avant-dernier soir de la manifestation, cinéastes, acteurs, journalistes, bref tout le gratin gravitant autour du festival, sont invités à une réception donnée par le roi en son palais du centre-ville. Les centaines de convives s’assoient autour de tables basses, sur des poufs posés sur des tapis aussi élimés qu’historiques. Le service aux flambeaux est assuré par des dizaines de serviteurs, tous noirs, masculins et vêtus de blanc, chargés d’apporter et de débarrasser les plats en un va-et-vient rythmé. C’est un mélange de Mille et Une Nuits et de Moyen Age.

L’invitée surprise de la soirée se trouve sur l’estrade. Assise à côté du roi, sa jeune épouse, Lalla (« princesse ») Salma, offre son visage distingué et sa chevelure rousse aux yeux des convives. Murmures dans les rangs. C’est la première fois qu’autant d’étrangers contemplent la femme du souverain alaouite. Du temps d’Hassan II – le père de Mohammed VI –, personne n’avait jamais vu Lalla Latifa, la mère des enfants royaux, autrement qu’en photo et en tenue traditionnelle.

Certificat de modernité

Le mariage entre Mohammed VI et Lalla Salma a été arrangé, évidemment, mais en choisissant une jeune femme issue de la classe moyenne de Fès, diplômée en ingénierie informatique et déjà engagée dans la vie active, le monarque a rompu avec les usages. Salma Bennani, de son nom de jeune fille, alors âgée de 25 ans, parle trois langues (arabe, français, espagnol). Le mariage légal a été célébré le 21 mars 2002, suivi de la traditionnelle célébration nuptiale, les 12 et 13 juillet de la même année. Chargée d’emblée d’un rôle de première dame, Lalla Salma a reçu le titre d’« altesse royale » ; deux innovations révélatrices de la volonté de changement de Mohammed VI.

A la mort de son père, en juillet 1999, beaucoup de Marocains ont pleuré. Ils ont été nombreux, aussi, à être secrètement soulagés, car le souvenir des « années de plomb » qui ont caractérisé son règne restait vivace, même si la poigne de fer de l’autocrate s’était nettement desserrée au cours des dernières années. Mohammed VI, son successeur, incarne donc un espoir de changement, de modernité et de libéralisme. Une envie d’air frais.

Très vite, les signes de changement se multiplient. Dès le mois de septembre 1999, moins de deux mois après l’intronisation du nouveau souverain, Abraham Serfaty, l’irréductible opposant communiste à Hassan II, est autorisé à revenir au pays, après des années passées dans le bagne souterrain de Tazmamart (1974-1991), puis en exil en France.

Abdessalam Yassine, le leader spirituel du mouvement islamiste Al-Adl Wal-Ihsane (Justice et bienfaisance), non reconnu mais toléré par les autorités, est pour sa part libéré de sa résidence surveillée. Un mois et demi plus tard, en novembre, autre coup de tonnerre : Driss Basri, l’inamovible ministre de l’intérieur et de l’information d’Hassan II, le détenteur de tous ses secrets, est démis de ses fonctions.

La chute de Basri marque, croit-on, la fin des arrestations arbitraires, de la torture, des emprisonnements à tour de bras et même des assassinats déguisés en accidents… Pour tourner définitivement la page de ces années noires, le roi charge en 2004 l’Instance équité et réconciliation d’établir la vérité sur les violations graves des droits de l’homme intervenues au Maroc entre 1956 – date de l’indépendance – et 1999, de procéder à la réhabilitation (dont l’indemnisation) des victimes et de proposer des réformes. Serait-ce l’amorce d’un « printemps » marocain ?

Parallèlement, Mohammed VI enchaîne les visites dans le Maroc profond, à la rencontre d’un pays qu’il ne connaît pas bien. Aux habitants du Rif, région montagneuse, pauvre et rebelle du Nord, il promet la fin de l’ostracisme. Son père était craint, lui se laisse approcher, toucher. Il gagne le surnom de « roi des pauvres », mis en avant par les communicants du palais et formalisé par l’Initiative nationale pour le développement humain, un ambitieux programme de réduction de la pauvreté.

La jeunesse de Mohammed VI (36 ans) vaut certificat de modernité. Elle fait écho à l’avènement, à peu près à la même époque, de deux autres leaders dans le monde arabe : le roi Abdallah II de Jordanie (en 1999) et le président syrien Bachar Al-Assad (en 2000). Le trio y gagne un surnom : les « trois lionceaux ».

Les attentes occidentales, en particulier françaises, sont énormes en matière de réformes politiques et d’ouverture économique. Jacques Chirac, qui se prend en quelque sorte pour le « parrain » de Mohammed VI – et de Bachar Al-Assad, dans une moindre mesure – s’agite beaucoup dans les instances internationales et européennes pour vendre le récit d’un Maroc prêt à s’ouvrir et à décoller.

Vengeance ciblée

La plupart des observateurs de la monarchie marocaine estiment que cette période d’ouverture s’est achevée en mai 2003, avec la séquence des attentats djihadistes à Casablanca (33 morts, une centaine de blessés), point de départ d’un tournant sécuritaire du régime. D’autres analystes datent plutôt la fin de la période en question à 2004, année de la dernière grande réforme, celle du code de la famille (la Moudawana), destinée à réduire autant que possible les inégalités hommes-femmes.

Mais d’autres encore avancent une chronologie fort différente, moins flatteuse pour Mohammed VI. « Ce n’est pas lui,mais Hassan II, qui a libéralisé la presse, autorisé l’alternance politique avec l’arrivée au pouvoir du premier ministre socialiste [1998-2002], Abderrahmane Youssoufi, et l’ouverture économique dès la fin des années 1990, assure le politologue Youssef Belal. Il a tout fait pour mettre le pied à l’étrier à son fils et lui garantir une transition douce. »

La « rupture » si souvent affichée avec le règne d’Hassan II relèverait donc davantage de la mise en scène que de la réalité. Idem pour le limogeage de Driss Basri : loin d’être un changement radical, ce serait avant tout une vengeance ciblée, la revanche d’un jeune monarque contre un homme qui l’avait surveillé et dénigré, envisageant même de le faire remplacer par son frère Moulay (« prince ») Rachid. De fait, au-delà du côté spectaculaire de cette mise à l’écart, rien n’a changé : l’appareil sécuritaire est resté en place, toujours aussi opaque et discrétionnaire.

Le bilan de l’Instance équité et réconciliation est tout aussi limité : les victimes n’ont pas obtenu le droit de nommer leurs bourreaux ni de les poursuivre en justice. Enfin, la réforme de la Moudawana, déjà timide, n’a été appliquée qu’à moitié par des magistrats mal préparés et très conservateurs. Aujourd’hui encore, les mariages d’hommes d’âge mûr avec des fillettes perdurent malgré l’interdiction…

En matière de liberté de la presse, il n’a pas fallu attendre la fin de l’année 2000 pour voir revenir la censure en force. A l’automne de cette année-là, le quotidien Le Journal révèle un scoop historique : le premier ministre socialiste, Abderrahmane Youssoufi, était de mèche avec le général Oufkir lors de sa tentative de putsch d’août 1972 – surnommée « coup d’Etat des aviateurs » – à laquelle Hassan II avait échappé par miracle et grâce à son sang-froid à toute épreuve. La révélation embarrasse autant le premier ministre que le palais. Encouragé par Mohammed VI, M. Youssoufi prononce une interdiction de quarante jours du Journal et de l’hebdomadaire Demain, dirigé par le journaliste franco-marocain Ali Lmrabet.

Dans la foulée, la situation de la presse indépendante, qui s’est développée dans les dernières années du règne d’Hassan II, ne cesse de se dégrader. Le Journal et Demain, asphyxiés par les interdictions et surtout par le boycott publicitaire des entreprises, publiques comme privées, finissent par disparaître. D’autres, à l’image de l’hebdomadaire Telquel, attaqué par la censure en 2009 pour avoir publié un sondage sur la popularité du roi, changent de main et de ligne éditoriale.

Suprême ironie, le sondage incriminé était pourtant très favorable au souverain. « La monarchie ne peut être mise en équation », a tranché le ministère de la communication. Dans un tel contexte, la scène journalistique s’étiole inexorablement. Aboubakr Jamaï, fondateur du Journal, et son confrère Ali Lmrabet sont contraints à l’exil – après, dans le cas de ce dernier, un séjour en prison et une grève de la faim en 2003 –, tandis qu’Ahmed Benchemsi, le fondateur de Telquel, partira exercer ses talents hors du Maroc et du journalisme.

Après la presse, c’est au tour des partis politiques de faire l’objet d’une reprise en main. Aux élections législatives de 2002, l’Union socialiste des forces populaires arrive en tête et pense reconduire Abderrahmane Youssoufi, son chef, au poste de premier ministre. Las, le roi choisit de nommer à sa place Driss Jettou, un sans-étiquette, ministre sortant de l’intérieur et surtout ex-gestionnaire de sa fortune personnelle. D’un trait de plume, le roi vide ainsi le scrutin de son sens et réaffirme la primauté de son pouvoir sur la souveraineté populaire. Youssoufi, terriblement meurtri, se voit octroyer une pension royale en guise de consolation.

« Autoritarisme centralisateur »

« Ce qui se met en place alors est un autoritarisme centralisateur du roi, analyse un politologue qui ne souhaite pas être nommé. Il impose l’idée que lui seul peut être le moteur du changement, et que le gouvernement est une courroie technique chargée d’exécuter ses grandes orientations. C’est une vision portée par son conseiller Meziane Belfkih [mort en mai 2010]. » Ce dernier est à l’époque l’un des rares à avoir survécu à la purge du changement de monarque. Le Maroc est donc passé de la dictature d’Hassan II à l’autocratie éclairée de Mohammed VI, avec un intermède démocratique entre les deux.

Vues de l’étranger, les relations entre le roi et son premier ministre sont compliquées à comprendre. Pour simplifier, elles seraient celles, en France, entre un président de la République et un chef de gouvernement, mais avec un président à vie et de droit divin. Jusqu’en 2011, la personne du roi du Maroc était d’ailleurs considérée comme « inviolable et sacrée » par la Constitution.

Chaque année, à la fin du mois de juillet, au moment de la date anniversaire de l’accession au trône de Mohammed VI, des milliers de dignitaires, élus et hauts fonctionnaires se prosternent devant lui, juché sur un cheval et vêtu d’une grande cape jaune, en criant : « Que Dieu accorde longue vie à notre seigneur ! » C’est la cérémonie dite « de la baya » (« serment d’allégeance »), que Mohammed VI n’a jamais remise en cause, pas plus que le rituel du baisemain.

« Au fil des années, il s’est lassé des contacts avec la population, témoigne un bon connaisseur du palais. Les gens se croyaient tout permis, ils le touchaient, l’interpellaient. Ils ont abusé de sa gentillesse. » De fait, durant les années 2000, le roi prend de plus en plus de distance avec l’exercice quotidien du pouvoir. Il s’en éloigne d’autant plus que la maladie, visible à l’œil nu, l’épuise : sa silhouette et ses traits bouffis trahissent un traitement intensif à la cortisone.

« C’est un homme qui aime plus jouir du pouvoir que l’exercer », résume l’historien Pierre Vermeren, auteur du livre Le Maroc de Mohammed VI. La transition inachevée (La Découverte, 2009). « La façon dont il gouverne au quotidien avec ses proches conseillers relève de la boîte noire », ajoute un observateur attentif du pouvoir.

Par ailleurs, le « roi des pauvres » n’a cessé de s’enrichir. Au tout début de son règne, Driss Jettou, gestionnaire en chef, a été chargé de remettre de l’ordre dans les comptes royaux. « C’était un vrai capharnaüm : des gestionnaires de fermes royales empochaient les bénéfices, ne payaient pas les salaires, etc. Tout a été passé au peigne fin et épuré », raconte un économiste bien informé.

Puis Jettou est parti au gouvernement et a été remplacé par Mounir Majidi, alias 3M : « Là, l’objectif a changé. Il fallait faire de l’argent. Les secteurs les plus attractifs et rentables ont été ciblés : la banque, l’assurance, la téléphonie, l’énergie, etc. Toutes les rentes sont passées sous contrôle royal », précise un initié, pour lequel « les entreprises du roi dominent tous les secteurs modernes, d’avenir, régulés ou subventionnés ».

Cocktail propice aux explosions

Personne n’osant refuser un prêt à la banque du roi ou se mettre en concurrence avec lui, les actifs de Mohammed VI n’ont cessé de grossir. Les administrations publiques et les agences d’Etat précèdent elles aussi ses désirs. Résultat : en moins de deux décennies, la fortune royale est passée de 500 000 dollars (425 000 euros) à 5,7 milliards de dollars, selon le classement du magazine américain Forbes pour 2015, dernière année pour laquelle un montant est disponible publiquement.

Et encore, cette estimation ne prend pas en compte les 56 000 hectares de terres cultivées que possède le roi, ni une partie des terres des habous (les biens religieux de mainmorte) privatisées depuis son arrivée au pouvoir. Quand la holding royale SNI – devenue par la suite Al Mada – a été retirée de la cotation, en 2010, c’est 70 % du volume de la Bourse de Casablanca qui a été affecté.

Reste à comprendre cet attrait pour le « business »… A bien y regarder, l’inspiration vient peut-être des Emirats arabes unis. Impressionné par un voyage à Dubaï au milieu des années 2000, Mohammed VI se convainc encore un peu plus que seul un capitalisme d’Etat musclé peut faire pièce à la mondialisation et aux investissements étrangers, qui risquent d’accaparer l’économie marocaine. Derrière ce souci légitime se cache aussi un appétit personnel pour la richesse. « Il ressemble désormais aux princes du Golfe qu’il a pour habitude de fréquenter », estime Pierre Vermeren.

La concentration des richesses, la fin de l’ouverture politique et l’essoufflement des promesses des débuts finissent par former un cocktail instable, propice aux explosions de colère au sein de la population. Fin janvier 2011, des étudiants, encouragés par la traînée de poudre des révolutions arabes en Tunisie et en Egypte, prennent la rue. Ils appellent à une grande « journée de la dignité », le 20 février. Cette date devient le symbole du mouvement de contestation. Les islamistes d’Al-Adl Wal-Ihsane s’y associent, ainsi que certains partis de gauche, des militants des droits de l’homme ou de la culture berbère.

Les protestataires visent l’entourage royal, en particulier le conseiller en chef, Fouad El-Himma, accusé de corruption et d’omniprésence. Aux yeux de la foule, il incarne le makhzen, ce pouvoir opaque du palais. Mais la personne du roi est épargnée. Les manifestants se conforment à la fable du « bon calife » entouré de « mauvais vizirs » : ils veulent des réformes, pas la révolution.

Au palais, c’est tout de même la panique : « Jamais le régime n’a eu aussi peur, avoue un familier du pouvoir. C’était le plus grand défi depuis le début du règne du roi. » Conseillé en coulisse par Nicolas Sarkozy – du moins selon certaines sources –, Mohammed VI prend la parole dès le 9 mars pour éviter que la spirale des manifestations ne s’emballe.

Il annonce la rédaction d’une nouvelle Loi fondamentale par une Commission consultative de révision de la Constitution composée d’une majorité de personnalités proches du palais. Ce texte sera ensuite soumis au référendum. Les manifestations ne cessent pas, mais la dynamique est enrayée, le risque d’emballement écarté.

Le 1er juillet 2011, la nouvelle Constitution est approuvée par référendum, à 98,47 % des voix (73,50 % de participation). « Sur le papier, elle a beaucoup limité le pouvoir royal », explique le politologue Mohamed Tozy, qui a participé à la réécriture. Les évolutions sont nombreuses : la personne du roi n’est plus sacrée, et il ne pourra se prévaloir du titre de Commandeur des croyants que pour les questions religieuses.

De plus, le premier ministre, rebaptisé « président du gouvernement », appartient nécessairement au parti arrivé en tête aux législatives, la politique générale du pays est désormais débattue sans le roi, la justice est censée devenir indépendante. Le berbère devient, au même titre que l’arabe, une langue officielle. En contrepartie, le roi peut dissoudre le Parlement. Autrement dit, sans que son pays soit pour autant devenu une monarchie parlementaire, le monarque est un minimum tenu par le résultat des urnes.

Répression impitoyable

Arrivent les élections législatives anticipées de 2011. Les islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD) l’emportent. Leur secrétaire général, le truculent et populaire Abdelilah Benkirane, est promu chef du gouvernement. C’est totalement inédit. Mohammed VI fait le gros dos et finit par avoir les islamistes à l’usure.

Dans un premier temps, il fait mine de les laisser gouverner, mais occupe le champ religieux pour ne pas les laisser accaparer ce sujet. Puis, lors de leur seconde mandature (2016-2021) – avec Saad Dine El Otmani comme premier ministre à partir de 2017 –, le roi les force à avaliser des mesures allant à l’encontre de leur programme, ce qui les décrédibilise totalement.

Le PJD s’effondre aux élections de 2021, au profit du Rassemblement national des indépendants et du Parti Authenticité et modernité, deux formations acquises au palais. Mohammed VI peut nommer un proche, Aziz Akhannouch, l’un des plus riches hommes d’affaires du pays, à la tête du gouvernement.

Plus rien ne s’oppose au pouvoir royal, qui fait face à un désert politique. Un vrai tour de force pour un roi réputé peu intéressé par la chose politique. Sauf que pareille stratégie n’est pas sans risque… « Ce qui m’inquiète, analyse un familier du palais, c’est qu’il n’y a plus d’intermédiation politique. Si la société explose, les partis ne seront plus là pour la canaliser et formuler des demandes raisonnables. »

Or, des explosions, il y en a déjà eu. En 2011, mais aussi en 2016, dans la région du Rif. A l’origine, une « bavure » policière et un accident. Le 28 octobre 2016, des agents saisissent l’étalage illégal de poissons d’un vendeur à la sauvette et le jettent dans un camion benne à ordures. Alors que le vendeur se jette à son tour pour récupérer son bien, il meurt broyé. Un drame de la pauvreté extrême et de l’arbitraire policier. Ses funérailles donnent lieu à une manifestation dans la ville d’Al-Hoceima, avec drapeaux berbères et rifains. La fronde prend de l’ampleur, au point de gagner Casablanca et Rabat.

« Le soulèvement du Rif signait l’échec personnel de Mohammed VI, qui avait voulu réconcilier la monarchie avec cette région volontairement déshéritée par son père, précise un analyste, soucieux de rester anonyme par peur des représailles. C’est aussi l’échec de sa stratégie de lutte contre la pauvreté. » En cette année 2016, le contexte n’est plus le même qu’en 2011 : cette fois, les manifestants ne sont pas enclins à se contenter de promesses.

A partir de 2017, les manifestations sont violemment réprimées. Les arrestations se multiplient. Des leaders du mouvement sont condamnés à de lourdes peines. Le message est limpide : toute révolte sera désormais réprimée de façon impitoyable. C’est bien la fin des espoirs soulevés par l’ouverture de 2011.

Des acquis mais un lourd passif

Cette reprise en main sécuritaire ne se limite pas au Rif. A compter de 2020, toutes les voix dissidentes, connues ou anonymes, sont traquées, harcelées, menacées ou condamnées par la justice. Journalistes, universitaires, avocats, simples étudiants postant un commentaire jugé offensant sur Facebook, nul ne saurait échapper aux tentaculaires services de police et de renseignement intérieur dirigés par un seul homme, Abdellatif Hammouchi, le Fouché du régime. Et ceux que la loi ne permet pas de condamner, on les salit en montant de toutes pièces des scandales de mœurs qu’expose sans retenue une petite galaxie de sites aux ordres, aussitôt relayés sur les réseaux sociaux par une armée de bots.

« Mohammed VI était peut-être un homme qui ne voulait pas être roi à ses débuts, mais le système l’a changé. Il a pris goût au pouvoir », analyse un bon connaisseur des subtilités du makhzen. Pour lui, ce n’est pas un job à temps plein, mais il sait qu’en dernier ressort toutes les décisions importantes lui reviennent. » Gare à ceux de ses conseillers qui interprètent mal ses désirs, y compris quand ils sont illisibles ou contradictoires !

Lorsque le roi s’absente en vacances à l’étranger ou qu’il met ses activités en pause pour raisons de santé, tout est suspendu, à l’arrêt, les hauts fonctionnaires ne prennent aucune initiative, de crainte d’être tenus pour responsables d’une erreur. Résultat : le pays avance par à-coups, en mode permanent marche-arrêt. Un exemple : le mirifique Centre culturel du Maroc à Paris (1 400 mètres carrés boulevard Saint-Germain) attend toujours son nouveau directeur, plus de deux ans après l’achèvement des travaux.

Que restera-t-il de Mohammed VI sur le plan intérieur ? Des acquis incontestables : des infrastructures nettement améliorées, le seul train à grande vitesse en Afrique (Tanger-Casablanca), des autoroutes, le complexe portuaire de Tanger Med, le désenclavement du nord du pays, une électrification rurale à 99 %, l’émergence d’une classe moyenne dans les grandes villes et une gestion remarquable de la pandémie de Covid-19.

Le passif reste néanmoins lourd : des campagnes et des bidonvilles victimes d’une pauvreté quasi biblique, un fossé croissant entre urbains et ruraux, un chômage des jeunes endémique et une paysannerie de plus en plus fragilisée par la sécheresse et le réchauffement climatique. Des trois « lionceaux » d’autrefois, Mohammed VI est sans conteste celui qui a le mieux réussi. Quitte à avoir transformé le paysage politique national en un véritable désert.

[Source: Le Monde]