« Oskar », colonel ukrainien : « Une mobilisation massive serait une décision impopulaire, mais nécessaire »
Agé de 34 ans, Vassyl Matiïv, dit « Oskar », appartient à une nouvelle génération de commandants émergeant à la faveur d’une réorganisation profonde de l’armée ukrainienne. Il raconte l’évolution des techniques d’assaut et insiste sur le besoin de renforts afin de tenir dans la durée.

A 25 kilomètres du front, dans une petite ville de l’est de l’Ukraine dont le nom doit rester secret pour des raisons de sécurité, le colonel Vassyl Matiïv, dit « Oskar », commandant de la 5ᵉ brigade d’assaut de Kiev, s’accorde une rare pause. Assis à la terrasse ombragée d’un café peu fréquenté, il observe l’après-midi chaude et plutôt calme, seulement ponctuée par les coups sourds d’un canon de gros calibre ukrainien. Malgré les alertes aériennes fréquentes et la menace persistante des drones Shahed sur la ville, « Oskar » et les autres militaires attablés au bar apparaissent décontractés.
Homme au physique massif de boxeur poids lourd, « Oskar », 34 ans, combat depuis 2014. Il a gravi tous les échelons – commandant de peloton, de compagnie, de bataillon –, toujours au sein d’unités d’assaut. Nommé à la tête de la 5ᵉ brigade, en décembre 2023, après la mort au combat de son prédécesseur, Ihor Ivaniouk, il incarne une nouvelle génération d’officiers, qui a mûri dans la lutte contre l’envahisseur russe. Il se refuse à prononcer le moindre mot dans la langue de Pouchkine.
« Durant toute cette guerre – ces trois dernières années –, je suis resté constamment au front. Je ne rentre même pas à la maison », dit-il d’une voix douce, presque inattendue au vu de sa carrure. Comme beaucoup de ses hommes, il vit en permanence dans la zone des opérations, où le retour à la vie civile semble un mirage lointain.
Transition opérationnelle
L’armée ukrainienne est engagée dans une vaste réorganisation visant à rationaliser son commandement et sa structure de combat. Jusqu’à récemment les brigades dépendaient de structures temporaires, qui les dirigeaient le temps d’une opération, entraînant une dilution des responsabilités et une complexité paralysante dans la chaîne de commandement.
« Maintenant, il y a un corps, un commandant de corps, et des brigades qui lui sont subordonnées. Il est responsable de la zone opérationnelle, de la même manière qu’un commandant de brigade l’est pour son secteur », détaille-t-il. Cette réforme, qui prévoit à terme la création d’une vingtaine de corps, vise à mettre fin à la multiplication d’unités disparates, qui caractérisait jusqu’alors le déploiement ukrainien. Mais cette transition logistique et opérationnelle reste un défi de taille. « Cela prendra du temps, car il est difficile d’attribuer immédiatement toutes les brigades aux nouveaux corps. » Le 12e corps a actuellement sous son commandement cinq brigades qui sont dispersées à plusieurs endroits distincts du front. A mesure que le corps se forme, il prend sous son aile les brigades déjà présentes sur son secteur avant de, progressivement, « remplacer les brigades étrangères par les siennes ».
La guerre a accéléré les carrières et fait émerger une nouvelle génération en rupture avec les schémas soviétiques. Portée par des officiers montés en grade sur le terrain, la qualité du commandement s’en est améliorée, estime « Oskar » : « L’armée compte beaucoup de jeunes généraux. Ceux qui, en 2014, étaient commandants de brigade sont devenus généraux en 2022. » Il cite l’exemple du général Mykhaïlo Drapaty (42 ans), commandant des forces conjointes des forces armées ukrainiennes.
« Ce sont des généraux qui savent ce qui se passe à la base. Le commandant en chef Oleksandr Syrsky se rend constamment dans les brigades, il comprend les problèmes », explique, admiratif, le jeune colonel. Il affirme que le commandant en chef fait preuve d’une accessibilité rare : « 40 % à 50 % des commandants de brigade ont son numéro personnel et peuvent l’appeler directement. »
L’armée ennemie a, elle aussi, considérablement évolué, constate l’officier ukrainien. « En 2024, ils avançaient encore en colonnes de dix à quinze chars ou blindés. Aujourd’hui, c’est terminé à cause des énormes pertes causées par nos drones. » La pénurie de blindés contraint les Russes à privilégier l’infiltration par petits groupes d’infanterie, une ressource dont ils ne manquent pas. « Ils envoient dix soldats sur nos lignes, huit meurent, mais deux arrivent. Le lendemain ça recommence », se désole « Oskar ». Une tactique d’infiltration coûteuse en vies humaines, mais qui finit par payer.
L’officier admet que les assauts menés par sa brigade font également face à un péril croissant. Ses blindés sont tout aussi vulnérables que ceux des Russes, face à la prolifération des munitions rôdeuses que sont les drones FPV. Les attaques sont désormais planifiées selon la météo et tout ce qui peut masquer ses forces au renseignement adverse. « En général, nous attaquons sous la pluie, le brouillard ou sous un rideau de fumée », explique-t-il. La planification ne suffit pas ; l’improvisation et l’expérience du commandant, sur le moment, sont cruciales. « Nous planifions tout… enfin jusqu’au premier coup de feu », ironise-t-il, paraphrasant ici la célèbre citation « aucun plan de bataille ne survit au premier coup de feu », attribuée au maréchal prussien Helmuth von Moltke (1800-1891).
Le risque de détection conduit à des assauts d’une extrême rapidité. « On a 5 minutes pour occuper un objectif ou s’y retrancher. Au bout de 2 minutes, les premiers drones FPV ennemis peuvent déjà menacer. Puis leur artillerie s’y met. »Il faut immédiatement investir des abris déjà préparés. En conséquence, les soldats doivent être « jeunes et physiquement costauds ». Le barda est réduit au strict minimum : armes, grenades, munitions, eau, barres énergétiques. « Le soldat sait qu’il travaille au maximum un jour ou deux. Ensuite, il est épuisé, il a utilisé son stock. Alors d’autres prennent la relève », résume « Oskar ».
Des armes à longue portée nécessaires
La menace aérienne russe pèse, même loin du front, et il est ainsi désormais impossible de procéder à de larges entraînements : les Russes envoient aussitôt un missile sur tout groupe de soldat détecté, même à l’arrière. La formation se fait donc « loin du front, avec un personnel fractionné en petits groupes. Les téléphones portables doivent être éteints ».
Economiser au maximum la vie de ses troupes ne suffira pas. « Sans toi, la guerre ne s’arrêtera pas » est le slogan figurant sur la page Facebook de la 5e brigade d’assaut. « Oskar » plaide pour une mobilisation massive, aussi difficile soit-elle à être mise en œuvre : « C’est une décision impopulaire, mais nécessaire. Il faut régler la question de ceux qui sont partis à l’étranger, ramener au front les planqués de l’arrière. Car l’ennemi est déterminé à livrer une guerre d’usure prolongée. » Il résume l’état d’esprit de l’immense majorité des militaires ukrainiens, persuadés que les négociations ne sont qu’un écran de fumée.
Pour inverser durablement le rapport de force avec la Russie, le colonel est catégorique : le changement viendra de la capacité à frapper le cœur logistique et industriel de l’effort de guerre russe, loin derrière les lignes. « Il nous faut des armes à longue portée qui atteignent l’Oural, la Sibérie. Frapper les points stratégiques : usines, dépôts de carburant. Cela les arrêtera. Nous combattons ici, mais tout vient de là-bas. » Alors, en attendant les armes qui permettront de « frapper l’Oural », « Oskar » et ses hommes continuent, jour après nuit, de combattre, n’importe où, n’importe quand. Leur guerre est une course contre la montre usante, mais menée avec la conviction que l’expérience du terrain et la jeunesse du commandement finiront par faire la différence.
[Source: Le Monde]