Election présidentielle au Cameroun : pour le pouvoir, Issa Tchiroma Bakary « n’a pas gagné »

L’opposant à Paul Biya a revendiqué sa victoire malgré les menaces d’arrestation. Pour le moment, les autorités se contentent de hausser le ton, sans passer à l’acte.

Oct 15, 2025 - 14:31
Election présidentielle au Cameroun : pour le pouvoir, Issa Tchiroma Bakary « n’a pas gagné »
Dépouillement des votes lors de l’élection présidentielle camerounaise, à Yaoundé, le 12 octobre 2025. ZOHRA BENSEMRA / REUTERS

Quelques heures après avoir revendiqué sa « victoire écrasante » à l’élection présidentielle du dimanche 12 octobreface à Paul Biya, Issa Tchiroma Bakary semble sûr de son fait, replié auprès de ses proches dans sa villa de Garoua, capitale de la région du Nord, son fief électoral et familial. L’annonce n’aura pas surpris le pouvoir camerounais, qui avait vainement tenté de l’en empêcher en menaçant de l’arrêter s’il se prononçait avant la proclamation officielle de la Cour constitutionnelle, censée intervenir au plus tard le 26 octobre.

Comme il l’avait laissé entendre à plusieurs reprises, Issa Tchiroma Bakary, vieux routier de la politique devenu candidat surprise de ce scrutin, laisse planer la menace d’en appeler à la rue face à un président vieillissant mais doté d’un appareil sécuritaire redouté. Mardi, pourtant, aucune trace de forces de l’ordre dans le quartier résidentiel de Marouaré, mais quelques dizaines de jeunes à moto stationnant devant le domicile de l’opposant. La nuit précédente, ils s’affichaient là armés de gourdins, décidés à défendre leur champion. « Nous avons des sentinelles. Si la police approche, tous les jeunes sortiront », avertissait l’un d’eux.

Le premier face-à-face – et le seul à ce jour – avait tourné court dimanche. Policiers et gendarmes s’étaient repliés sous une pluie de cailloux. Dans sa vidéo diffusée au milieu de la nuit de lundi à mardi sur les réseaux sociaux, Issa Tchiroma Bakary a d’ailleurs rendu hommage aux forces de défense et de sécurité pour leur « loyauté », les appelant à « rester du côté de la République et de la paix ». « Ne laissez personne vous détourner de votre mission sacrée : protéger le peuple, et non un pouvoir », a-t-il ajouté.

« Une sanction claire du régime »

Et si, malgré tout, l’Etat emploie les grands moyens ? Il n’est pas encore passé à l’acte mais ne l’exclut pas. Lundi, un proche de Paul Biya avertissait que si « Tchiroma se proclame vainqueur et viole la loi, la justice lui réglera son compte ». En 2018, lors du précédent scrutin présidentiel, Maurice Kamto avait déclaré sa victoire avant la proclamation des résultats officiels. La Cour constitutionnelle avait offert un septième mandat à Paul Biya et la justice avait envoyé son bruyant challengeur en prison pour plusieurs mois.

Le Cameroun se retrouve dorénavant dans une configuration comparable. Le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), la machine politique de Paul Biya, implantée sur tout le territoire bien que relativement discrète depuis le scrutin, ne donne aucun signe de fléchissement. Son secrétaire général adjoint depuis des lustres, Grégoire Owona, a exprimé le fond de sa pensée dans un message posté sur le réseau social X : « Nous sommes sereins, sachant que nous avons eu des représentants dans l’ensemble des 31 000 bureaux de vote. En français facile : Tchiroma n’a pas gagné et il n’a pas tous les PV. »

« Je ne veux pas spéculer car le décompte se poursuit, mais la victoire [de Paul Biya] est certaine », confie également notre source à la présidence.

Issa Tchiroma Bakary – qui défend un résultat inverse – a promis de partager « dans les jours qui viennent (…) un rapport détaillé » des votes par région, « tel que compilé à partir des résultats affichés publiquement, conformément à l’article 113 du code électoral », montrant selon lui « une sanction claire du régime en place et un plébiscite en faveur d’un changement immédiat ». Longtemps ministre de la communication, il invite Paul Biya – dont il ne cite pas le nom une seule fois dans sa vidéo – à lui « passer ce coup de fil de félicitations qui démontrera la maturité politique et la force future de [la] démocratie » au Cameroun.

Une justice jugée aux ordres

Qui peut croire à un tel scénario ? Malgré ses 92 ans, dont quarante-trois à la tête du pays, Paul Biya ne donne aucun signe de vouloir rendre la main. Comment, dès lors, l’opposition pourrait concrétiser cette victoire autoproclamée alors qu’elle est convaincue que ses accusations de fraude, même avérées, n’auraient guère de chances d’être entendues par une justice jugée aux ordres ? « Nous assistons à une patrimonialisation du pouvoir au profit de Paul Biya, qui fait ce qu’il veut dans ce pays. Il faut y mettre un terme », accuse Jean Calvin Aba’a Oyono. « Le seul recours, c’est la rue pour défendre la vérité des urnes », ajoute ce professeur en droit constitutionnel très proche d’Issa Tchiroma Bakary.

Mardi après-midi, avec sa véhémence coutumière, le ministre de l’administration territoriale, Paul Atanga Nji, a réagi par communiqué à la vidéo. Le sécurocrate en chef du gouvernement accuse « ce candidat véreux [Issa Tchiroma Bakary] de tenter de mettre en exécution un plan diabolique, savamment planifié avec ses réseaux occultes au pays et à l’étranger, visant à mettre le Cameroun à feu et à sang ». Les mots sont de violentes mises en garde mais pour l’heure, aucun des camps n’a franchi la ligne rouge tracée par l’autre. Ni réponse sécuritaire excessive et violente du pouvoir, ni appel à la sédition par l’opposition.

[Source: Le Monde]