Irak : des élections législatives sous l’œil de l’Iran et des Etats-Unis

Le premier ministre, le chiite Al-Soudani, espère un second mandat, alors que le sort des milices pro-iraniennes est un sujet central de l’élection.

Nov 11, 2025 - 10:17
Irak : des élections législatives sous l’œil de l’Iran et des Etats-Unis
Dans le bureau de Hanane Al-Fatlaoui, candidate aux élections législatives irakiennes à Hilla (Irak), le 22 octobre 2025. CHARLES THIEFAINE POUR « LE MONDE »

Le QG de campagne de la députée chiite Hanane Al-Fatlaoui, installé dans une villa du centre-ville de Hilla, à une heure au sud de Bagdad, n’a pas désempli jusqu’à l’instauration du silence électoral, trois jours avant les élections législatives du mardi 11 novembre en Irak. Chefs de tribu et personnel médical, sympathisants et proches, sont venus l’assurer de leur vote et de celui de leur famille, et exprimer, au passage, des doléances.

Cette dermatologue de 57 ans, devenue députée en 2004, louée par ses soutiens pour son franc-parler, mais décriée pour son manque d’action par une nouvelle génération en quête de changement, brigue un sixième mandat.

Jadis alliée à l’ancien premier ministre chiite Nouri Al-Maliki (2006-2014), elle a rejoint son ancien disciple, le premier ministre Mohammed Chia Al-Soudani. Ce dernier, porté au pouvoir en 2022 par le Cadre de coordination, une coalition de partis et de milices chiites, alors qu’il n’avait que deux députés à l’Assemblée, s’est associé à des poids lourds politiques et à des figures tribales pour former une coalition électorale, la Coalition pour la reconstruction et le développement. Il espère en faire la première force politique chiite, avec plus de 50 députés, et décrocher ainsi un second mandat de premier ministre – un poste dévolu à la majorité chiite dans le système de partage du pouvoir en Irak.

« C’est quelqu’un qui travaille dur pour la reconstruction et la stabilité de l’Irak, et qui a su tenir l’Irak à l’écart des conflits régionaux », défend Mme Al-Fatlaoui. L’homme de 55 ans a fait campagne sur ce bilan, multipliant les inaugurations de routes, de ponts et d’hôpitaux en guise de meetings électoraux à travers le pays. Il a bénéficié, durant trois ans, d’un contexte favorable.

Divisions entre partis chiites

La menace posée par l’organisation Etat islamique (EI), qui s’était emparée d’un tiers du pays entre 2014 et 2017, n’est plus que résiduelle. Les tensions entre les deux parrains, américain et iranien, se sont atténuées. Washington a acté le retrait de la coalition internationale anti-EI d’ici à la fin 2026. Les milices chiites pro-Iran, devenues un Etat dans l’Etat à la faveur de la guerre contre l’EI, ont cessé leurs attaques contre les forces américaines stationnées en Irak et se sont gardées d’intervenir dans le conflit qui oppose l’Iran à Israël depuis octobre 2023.

Mais alors que l’Irak revient au centre de l’attention de l’administration Trump, qui entend parachever, avec son allié israélien, leur vision d’un nouveau Moyen-Orient, débarrassé de l’influence de l’Iran et de ses affidés chiites présents du Liban au Yémen, la question de l’avenir des milices chiites pro-iraniennes a retrouvé une place centrale dans l’élection, accentuant les divisions entre partis chiites. M. Al-Soudani tente de donner des gages aux uns et aux autres afin d’espérer conserver une chance dans les marchandages politiques qui auront lieu dès le lendemain du scrutin pour former une coalition gouvernementale et désigner le futur premier ministre.

M. Al-Soudani doit d’abord remporter son pari dans les urnes. Le taux de participation, estimé entre 30 % et 40 % des 30 millions d’électeurs potentiels, sera déterminant dans un scrutin marqué par la fragmentation, avec plus de 7 000 candidats en lice. Une majorité d’Irakiens ne voient plus dans l’élection qu’un rituel de partage du pouvoir entre des élites corrompues et inaptes. « Je ne vais pas voter. Qu’ont fait les députés depuis 2003, si ce n’est siphonner les ressources de l’Etat alors que les gens crèvent de faim et que les jeunes n’ont pas d’emploi ? », interroge Mahmoud Abou Yahya, un gardien de parking de 56 ans, qui vit à Bagdad. Les achats de vote entachent le scrutin. « Des gens proposent d’acheter des voix. Le vote se monnaie entre 100 et 200 dollars [entre 86,5 et 173 euros] », affirme Chaouki Al-Obeid, un forgeron de 65 ans, lui aussi de Bagdad.

Cette crise de légitimité est renforcée par le refus du chef populiste chiite, Moqtada Al-Sadr, de s’associer à des politiciens « criminels ». Il s’est mis en retrait de la vie politique après avoir été empêché de former un gouvernement par les autres partis chiites en 2021, alors que son parti était arrivé largement en tête des législatives.

Menaces de sanctions américaines

En cas de victoire le 11 novembre, M. Al-Soudani pourrait connaître le même destin : les partis du Cadre de coordination, qui l’ont porté au pouvoir, ne s’accordent plus sur son nom. Ainsi, l’une de ses figures les plus influentes, Nouri Al-Maliki, qui convoite sa place, n’a eu de cesse de l’attaquer sur sa gestion des ressources de l’Etat et ses compromis avec les Etats-Unis. Les autres formations chiites redoutent qu’il fasse cavalier seul, alors que la règle du consensus prévaut au sein du Cadre. Plusieurs noms circulent déjà comme alternative potentielle.

Affiches de campagne pour les élections législatives irakiennes, à Hilla, à 100 km au sud de Bagdad, le 22 octobre 2025.

Le jeu d’influence que se livrent Téhéran et Washington à chaque élection s’est amplifié au cours des dernières semaines. L’administration Trump menace de nouvelles sanctions si les milices chiites pro-Iran ne sont pas désarmées et tenues à l’écart du futur gouvernement. L’entrepreneur américain d’origine irakienne Mark Savaya a été nommé envoyé spécial pour l’Irak, le 19 octobre, pour suivre le dossier de près. La menace d’une nouvelle confrontation, directe ou indirecte, entre l’Iran et Israël est agitée. L’Etat hébreu a intensifié ses attaques dans le Liban sud contre le Hezbollah, et ses médias se font l’écho d’une « menace émergente venue d’Irak », affirmant que Téhéran envisagerait de mobiliser ses alliés régionaux en cas de nouvelle attaque. Le ministre de la défense irakien, Thabit Al-Abbasi, a confié, le 2 novembre, avoir reçu un « dernier avertissement » de son homologue américain, Pete Hegseth, enjoignant les factions armées irakiennes soutenues par l’Iran de se tenir à l’écart de tout conflit régional.

L’Iran, affaibli sur la scène régionale, n’est pas prêt à renoncer à son influence en Irak, par le biais du réseau de milices chiites qui lui sont loyales, tant le pays est un maillon essentiel de sa survie, politique et économique. Inquiètes des divisions au sein du camp chiite, les autorités iraniennes ont dépêché le chef de la Force Al-Qods des gardiens de la révolution, le général Ismael Qaani, à Bagdad, le 25 octobre, pour ressouder les rangs, alors que les formations chiites du Cadre de coordination, minées par les rivalités internes, se présentent aux législatives en ordre dispersé. Les commandants militaires de la milice Kataeb Hezbollah, organiquement liée aux gardiens de la révolution, sont montés au créneau, début novembre, pour rejeter l’appel américain au désarmement des milices et faire passer des messages concernant les élections.

Ces messages, estime Tamer Badawi, chercheur associé au Royal United Services Institute, un groupe de réflexion britannique sur la défense, expriment le rejet d’un second mandat de M. Al-Soudani et sont un rappel à l’ordre des partenaires chiites plus conciliants avec le premier ministre, à l’instar de Qaïs Al-Khazali, chef d’Asaïb Ahl Al-Haq. La milice chiite a, ces dernières années, relégué la lutte contre Israël et les Etats-Unis au second rang pour renforcer son assise politique et économique au sein de l’Etat avec son parti politique, Al-Sadiqoun, et des portefeuilles ministériels.

« Notre stratégie n’a pas changé, mais nous devons nous battre avec les armes qui conviennent à l’époque. Aujourd’hui, ce sont les élections. On veut prendre l’Etat par les urnes. On ne désarme pas, mais on fait usage des armes quand cela est nécessaire », explique Qassim Al-Daraji, un ingénieur et cadre historique d’Asaïb Ahl Al-Haq, candidat pour la première fois, à 60 ans, sur la liste Al-Sadiqoun à Bagdad. Le parti-milice a choisi de se présenter seul au scrutin. Cela est moins l’expression d’un rejet de M. Al-Soudani, avec qui une coalition gouvernementale n’est pas exclue, souligne le candidat, qu’un pari. En présentant davantage de candidats, Al-Sadiqoun espère maximiser ses chances d’obtenir une vingtaine de sièges et de peser ainsi dans la bataille pour le sommet de l’Etat, qui s’engagera au lendemain du scrutin, sous le regard de Téhéran et de Washington.