Massacre de Thiaroye : le fils d’un tirailleur sénégalais tué en 1944 dépose une plainte en France

Mbap Senghor est tombé sous les balles de l’armée coloniale française pour avoir demandé le paiement de sa solde le 1ᵉʳ décembre 1944. Son fils Biram a déposé une plainte mardi 24 juin contre X et contre l’Etat français pour « recel de cadavre ».

Juin 26, 2025 - 08:01
Massacre de Thiaroye : le fils d’un tirailleur sénégalais tué en 1944 dépose une plainte en France
Le cimetière militaire de Thairoye, près de Dakar, en novembre 2024. SEYLLOU / AFP

A 86 ans, l’ancien gendarme Biram Senghor refuse de déposer les armes. Le fils de Mbap Senghor, tirailleur sénégalais tombé sous les balles de l’armée coloniale française pour avoir demandé le paiement de sa solde le 1er décembre 1944 à Thiaroye, a déposé une plainte mardi 24 juin contre X et contre l’Etat français pour « recel de cadavre » devant le tribunal judiciaire de Paris, selon un document consulté par Le Monde. Une démarche inédite, sept mois après la reconnaissance par la France de ce crime colonial qui a fait des dizaines de morts – trente-cinq officiellement, dix fois plus selon des historiens.

« Maintenant que la France a reconnu avoir massacré son père, M. Senghor demande le retour de son corps afin qu’il puisse l’honorer. Or, depuis 80 ans, des individus travaillent à maintenir l’opacité autour des faits et en empêchant l’accès à des documents qui permettraient de localiser les corps et de connaître le nombre de victimes », plaide Mbaye Dieng, l’avocat sénégalais de Biram Senghor, mandaté à Paris pour le représenter.

La France affirme avoir remis au Sénégal l’intégralité des archives sur le massacre dès 2012. Mais, malgré le geste mémoriel concédé par l’ancien pays colonisateur en novembre 2024, des doutes subsistent sur la détermination de Paris à faire la lumière sur cette tuerie longtemps présentée comme une mutinerie réprimée dans le sang.

« Il nous est difficile d’avoir toute confiance dans le discours officiel français, car l’Etat a menti à plusieurs reprises, poursuit MDieng. Sur sa fiche signalétique d’état de services, Mpab Senghor a été présenté comme un déserteur par les autorités françaises. Puis, après des années de combat de son fils Biram, l’Etat est revenu sur ce qualificatif. Pourquoi M. Senghor devrait croire que personne ne sait où se trouve la dépouille de son père ? »

Lever le mystère sur le nombre de tués

Contentieux mémoriel négligé durant des décennies, le dossier de Thiaroye s’est réimposé dans les relations entre Paris et Dakar après l’octroi, en juin 2024, de la mention « Mort pour la France » à six tirailleurs – dont Mpab Senghor –abattus dans le camp militaire au petit matin du 1er décembre 1944.

Une décision qui avait suscité l’ire d’Ousmane Sonko, le chef du gouvernement sénégalais. « Je tiens à rappeler à la France qu’elle ne pourra plus ni faire ni conter seule ce bout d’histoire tragique. Ce n’est pas à elle de fixer unilatéralement le nombre d’Africains trahis et assassinés après [qu’ils ont] contribué à la sauver, ni le type et la portée de la reconnaissance et des réparations qu’ils méritent », avait-il déclaré fin juillet sur ses réseaux sociaux.

Le climat s’était apaisé quelques mois plus tard, suite à la venue à Thiaroye du ministre français des affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, aux commémorations du 80anniversaire de la tuerie. Face au président Bassirou Diomaye Faye et à son premier ministre Ousmane Sonko qui ont fait de Thiaroye un enjeu politique et mémoriel, M. Barrot avait réitéré la reconnaissance du massacre.

Sur le plan scientifique, le Sénégal a depuis lancé des fouilles archéologiques dans la zone du cimetière afin de localiser les cadavres et lever le mystère sur le nombre de victimes. En outre, une commission d’historiens franco-sénégalais s’attelle depuis plusieurs mois à la rédaction d’un livre blanc dont la publication se fait attendre.

Loin des interpellations publiques véhémentes du premier ministre Ousmane Sonko sur ce sujet épineux, Dakar fait désormais plus discrètement pression auprès de Paris. Dépêchés à l’Elysée et au ministère de la francophonie à la mi-juin, sept députés sénégalais ont exposé leurs doutes quant à la mise à disposition de l’intégralité des archives sur Thiaroye.

« Comment expliquer que des historiens français et sénégalais nous disent peiner à accéder à certains documents ?Pour tourner la page, l’exécutif français doit lever ce blocage, estime le député Aboul Kadyr Sonko, l’un des envoyés du pouvoir sénégalais, qui a déposé en janvier un projet de commission d’enquête parlementaire au Sénégal resté lettre morte.

« Aller au bout du devoir de mémoire »

« Nous avons l’impression d’être dans un jeu de dupes du fait d’une incohérence entre le discours officiel et la réalité de l’accès aux sources », abonde Ayib Daffé, président du groupe parlementaire Pastef – le parti présidentiel – et proche d’Ousmane Sonko. « Thiaroye est un symbole. Si l’on sent qu’on concède des avancées d’un côté, puis qu’on fait de la rétention d’information de l’autre, cela complique notre relation alors que nous sommes sur la bonne voie pour la rénover », souligne-t-il.

Un appel relayé par le député Aurélien Taché (LFI), président du groupe d’amitié France-Sénégal, à l’initiative de la proposition de création d’une commission d’enquête parlementaire transpartisane qui a été rejetée à la mi-mai. « Il manque des rapports sur ce qui a précédé et suivi le massacre. Une commission d’enquête permettrait de s’assurer que tous les documents ont bien été rendus mais aussi d’auditionner certains fonctionnaires. Il faut aller au bout du devoir de mémoire pour préserver notre relation avec le Sénégal », insiste l’élu « insoumis » qui entend proposer à nouveau son projet en septembre.

Des pressions politiques qui se télescopent avec les multiples actions en justice de Biram Senghor contre l’Etat français. Traduite par ce dernier devant la Cour européenne des droits de l’homme en août 2023, la France a refusé le paiement des soldes et pensions dues à son père, estimées à 30 000 euros. Actuellement, une procédure pour obtenir de l’Etat français une indemnisation suite au décès du tirailleur reconnu « Mort pour la France » est en cours devant le tribunal administratif de Paris.

L’octogénaire quasi aveugle espère que sa nouvelle plainte déposée mardi pourra ouvrir une autre brèche. Celle de la révision du procès des trente-quatre survivants du carnage, condamnés en 1945 pour rébellion puis amnistiés en 1947. A ce jour, ils n’ont toujours pas été réhabilités malgré la reconnaissance officielle du massacre.