L’armée syrienne entre dans le fief druze de Souweïda

La décision de Damas fait suite à de violents affrontements communautaires entre Bédouins, forces gouvernementales et Druzes, qui ont fait une centaine de morts. En réaction, l’aviation de l’Etat hébreu, qui se pose en protecteur de la minorité druze, aurait frappé la ville, selon l’agence de presse syrienne.

Juil 16, 2025 - 07:11
Juil 16, 2025 - 07:48
L’armée syrienne entre dans le fief druze de Souweïda
ANTONI LALLICAN FOR LE MONDE

Balayés par les tempêtes de sable, les villages situés à la lisière du gouvernorat de Souweïda sont fantomatiques. Sur la route qui relie Damas à cette province du Sud syrien à majorité druze, des bruits d’artillerie résonnent à intervalles réguliers. Le visage camouflé par un chèche et la kalachnikov en bandoulière, des combattants tribaux bédouins foncent à moto ou à l’arrière de camionnettes, en direction des zones d’affrontements qui opposaient encore, lundi 14 juillet en fin d’après-midi, des milices druzes aux forces gouvernementales.

Les membres de la sûreté générale – la nouvelle police syrienne – qui ont pris le contrôle, le matin, du barrage qui marque l’entrée de la province de Souweïda, à hauteur du hameau d’As-Suwarah Al-Kubra, les laissent passer. Seuls les Bédouins des environs qui se présentent à bord de camionnettes vides, avec l’espoir d’aller piller les villages désertés, sont découragés d’approcher sous les tirs de sommation.

Les policiers déposent en bord de route les affaires qu’ils reprennent aux pillards : un frigo, des meubles, une unité centrale d’ordinateur, des fils de cuivre et des vêtements. Moheib Al-Bitar et Tourfa Nawakil, deux sexagénaires chrétiens du hameau d’As-Suwarah Al-Kubra, cherchent ce qui leur appartient. « Les trente familles druzes du village ont fui. Il ne reste que sept familles chrétiennes ici. Heureusement que la sûreté générale s’est déployée pour sécuriser le village. Les Bédouins ont pillé, brûlé les maisons et tué cinq Druzes », raconte Moheib Al-Bitar.

Des hommes armés roulent en direction de la ville de Souweïda, le 13 juillet 2025.
Moheib Al-Bitar, 60 ans, et Tourfa Nawakil, 64 ans, viennent récupérer certains de leurs effets personnels volés par des hommes en armes à As-Suwarah Al-Kubra, en Syrie, le 14 juillet 2025.

Des policiers issus de tribus sunnites de la province de Deraa ont remplacé les policiers druzes au barrage. « On a été déployés pour sécuriser la route, protéger les civils et empêcher les pillages, indique Abou Omar, le responsable de cette unité de police. Le barrage restera sous notre contrôle. Il n’y a pas de retour en arrière possible. » D’importants renforts ont été déployés, lundi, par les ministères de l’intérieur et de la défense autour de Souweïda, à l’appel notamment de notables druzes. Des affrontements avaient éclaté, la veille, entre des membres de milices druzes et des combattants tribaux bédouins dans le quartier bédouin d’Al-Maqous, dans l’est de Souweïda, et dans des villages druzes au nord et à l’ouest de Souweïda. Les combats ont fait au moins 99 morts et 100 blessés, selon les autorités.

Contentieux de la guerre civile

L’étincelle a été l’enlèvement, samedi, d’un marchand druze par des Bédouins armés. Cet incident a réveillé les tensions entre les communautés druze – une secte issue de l’ismaélisme, une branche de l’islam chiite – et bédouine, nourries par de vieux différends fonciers, la haine religieuse et les contentieux de la guerre civile. En avril et mai, des heurts interconfessionnels avaient déjà opposé les combattants druzes aux forces de sécurité de Damas, faisant plus de 100 morts.

La situation qui a découlé de l’accord de désescalade passé en mai entre le nouveau pouvoir et des chefs druzes locaux, autorisant les combattants druzes à assurer la sécurité de la province, n’est plus tenable, aux yeux de Damas. Dimanche, le ministre de l’intérieur syrien, Anas Khattab, a estimé sur le réseau social X que « l’absence d’institutions étatiques, militaires et sécuritaires est une cause majeure des tensions persistantes à Souweïda ». Le nouveau pouvoir est déterminé à reprendre le contrôle de la province malgré le refus de factions druzes du Sud syrien, méfiantes à l’égard des factions islamistes sunnites qui dominent les institutions, d’intégrer les nouvelles forces nationales.

Des membres des forces de la sûreté générale, dépendant du ministère de l’intérieur, à un checkpoint qu’ils ont établi dans le village d'As-Suwarah Al-Kubra, en Syrie, le 14 juillet 2025.

Laith Al-Balous, commandant des forces druzes du cheikh Al-Karama, et Suleiman Abdel Baqi, chef de la puissante brigade Ahrar Jabal Al-Arab, se sont rangés du côté de Damas. L’influent cheikh Hikmat Al-Hijri, l’un des trois leaders religieux, favorable à une autonomie des Druzes, et le Conseil militaire de Souweïda, qui lui est affilié, ont pris la tête de la contestation face aux forces gouvernementales et aux combattants tribaux. Lundi, le cheikh Hijri a réclamé une « protection internationale immédiate » pour sa communauté. Il a refusé l’entrée des forces gouvernementales dans les zones contrôlées par les Druzes, les accusant de soutenir les « gangs takfiristes », en référence aux combattants islamistes sunnites.

Message d’apaisement

Lundi soir, alors que la ville de Souweïda était encerclée par les forces gouvernementales, des négociations ont été lancées entre les notables de Souweïda et des représentants des ministères de la défense et de l’intérieur. Les nouvelles autorités syriennes, pointées du doigt pour l’implication de leurs forces dans des massacres contre la minorité alaouite, en mars, qui ont fait 1 700 morts, et des exactions contre la communauté druze, fin avril, qui ont fait une centaine de morts, veillent à envoyer un message d’apaisement. « Notre problème n’est pas avec la population druze, mais avec les milices druzes hors la loi, qui essaient de créer de la violence et de faire passer le gouvernement pour des tueurs comme le Conseil militaire de Souweïda et le cheikh Hijri. Ce sont des fouloul [vestiges de l’ancien régime], ils sont responsables de crimes de guerre », assure ainsi Abou Omar.

Un homme est arrêté par des membres des forces de la sûreté générale, dépendant du ministère de l’intérieur, sur un checkpoint établi dans le village d’As-Suwarah Al-Kubra, en Syrie, le 14 juillet 2025.

Des dizaines de jeunes recrues des forces de sécurité, venues lundi en renfort, ont été prises en embuscade par des factions druzes, certaines tuées, d’autres prises en otage et humiliées sur des vidéos. Les affrontements ont déjà fait 99 morts, dont 60 Druzes, pour la plupart des combattants mais aussi des civils, et 18 Bédouins, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme. Le ministère de la défense a fait état de 18 morts dans les rangs des forces armées.

Lundi après-midi, les forces gouvernementales, appuyées par des chars, ont pris le contrôle d’Al-Mazraa, un village druze à l’entrée ouest de Souweïda, avec les combattants tribaux bédouins. « Ces forces érigent des barrages et ratissent le village. Tout le monde est terré chez soi. Pour l’instant, elles n’ont pas commis d’exactions, elles essaient d’empêcher les pillages », indiquait Salman, un habitant d’Al-Mazraa, contacté lundi soir par téléphone. « La peur est grande que les tribus bédouines se vengent contre la population druze. Beaucoup de familles ont quitté Al-Mazraa pour la ville de Souweïda et des villages druzes plus reculés », poursuit cet habitant.

« Un avertissement clair au régime syrien »

L’armée israélienne a annoncé, mardi, avoir frappé plusieurs chars des forces syriennes, réitérant son refus de toute présence militaire dans le sud de la Syrie. Ces frappes constituent « un avertissement clair au régime syrien. Nous ne permettrons pas que du mal soit fait aux Druzes en Syrie », a déclaré le ministre de la défense israélien, Israel Katz. Depuis la chute du régime Al-Assad, l’Etat hébreu a adopté une posture défiante à l’égard des nouvelles autorités de Damas. Son armée a bombardé des centaines de sites militaires syriens et a pris le contrôle de la zone démilitarisée sous contrôle onusien, qui se trouve en lisière du plateau du Golan qu’elle occupe depuis 1967.

Israël, où vivent 150 000 membres de la communauté druze, s’est érigé en protecteur de cette minorité. Des factions armées druzes opposées à Damas affichent leur proximité avec l’Etat hébreu, mais une majorité des Druzes syriens rejette son intervention. Lundi, l’armée israélienne a indiqué qu’elle n’interviendrait pas contre la reprise de Souweïda par les autorités syriennes, si les droits de la minorité druze sont respectés. Des discussions directes entre Syriens et Israéliens sont engagées, sous l’égide de l’envoyé spécial américain Tom Barrack, pour parvenir à un accord sécuritaire entre les deux pays.

Des soldats de la 103ᵉ brigade déployés par le ministère de la défense, sur un checkpoint établi par des membres des forces de la sûreté générale, dépendant du ministère de l’intérieur, dans le village d’As-Suwarah Al-Kubra, en Syrie, le 14 juillet 2025.

Mardi matin, les forces gouvernementales ont commencé à entrer dans Souweïda. Les chefs spirituels druzes ont indiqué, dans un communiqué, avoir approuvé leur entrée, et ils ont appelé les factions druzes à leur remettre leurs armes. Pourtant signataire de l’accord, le cheikh Hikmat Al-Hijri a, par la suite, appelé dans un communiqué séparé à « faire face à la campagne barbare », accusant Damas d’avoir failli à ses engagements en continuant de bombarder la ville. De violents affrontements ont été signalés dans la ville, tandis que l’armée israélienne visait Souweïda, selon l’agence officielle syrienne.

Conscient que le comportement des forces gouvernementales sera scruté par la communauté internationale, le ministre de la défense, Mourhaf Abou Qasra, avait appelé, lundi, sur X, les soldats à « protéger les citoyens » contre « les bandes qui échappent à la loi » et à « ramener la stabilité à Souweïda ». « Les habitants de Souweïda ne souhaitent que la paix, conclut Salman, l’habitant druze d’Al-Mazraa. Ils sont désormais acquis à l’idée que les forces gouvernementales prennent le contrôle de la ville en échange de garanties que des exactions ne seront pas commises. »

[Source: Le Monde]