Pourquoi les attrape-peluches de fête foraine nous rendent aussi gagas
On a beau les savoir truqués, leur succès ne se dément pas : ces machines à pince aux paramétrages aléatoires savent jouer de notre bonne humeur estivale, mais aussi exploiter nos biais cognitifs.

Sous le voile rosé d’une nuit d’été, à Ronce-les-Bains (Charente-Maritime), entre une statue hideuse de Mario et une gaufre au sucre renversée, Arthur, 13 ans, bave d’envie. Le nouveau maillot du PSG, qui coûte 90 euros en boutique ? Il pourrait l’obtenir pour une piécette.
En effet, la chance semble lui tendre la main, ou plutôt… la pince métallique. Derrière un cube de verre, une griffe actionnable permet d’attraper et de tracter des cadeaux jusqu’au conduit de sortie. Mais ce qu’Arthur ignore, c’est qu’il est très probable qu’il échoue. Il l’admettra, penaud, après s’être délesté de 10 euros.
Ses parents, eux, le savaient, mais n’ont pu s’empêcher d’y croire. Les grues foraines – et c’est là toute leur diablerie – n’ont pas leur pareil pour appâter les vacanciers. Pourquoi y engloutit-on tant de monnaie sonnante et trébuchante, alors que les chances de gain sont limitées ? Décryptage d’un jeu d’argent à l’efficacité redoutable.
« Faire revenir les clients »
Depuis un reportage de l’émission « Capital », en 2022, l’attrape-peluche traîne une réputation d’attrape-nigauds. Il est vrai que les modèles forains ont un fonctionnement opaque. L’astuce ? C’est le voltage envoyé dans la pince qui décide de sa poigne et, in fine, de sa capacité à ramener le lot jusqu’à bon port.
Or, à l’insu du joueur, ce voltage fluctue d’une partie à l’autre, en fonction d’un algorithme tenu secret. « Le forain entre le prix des lots et la machine calcule la force de la pince pour que le stand soit rentable », explique Tom Cohen, qui gère le stand Big Bang Peluche, à la fête foraine des Tuileries, à Paris. Au passage, il énonce une évidence : « On est là pour donner de la joie et de la bonne humeur, mais aussi pour gagner notre vie. » Concrètement, il ne suffit pas d’être expert grutier pour gagner. Il faut tenter sa chance exactement quand la machine est programmée pour tenir la peluche d’une pince ferme.
Certains y voient une arnaque. « C’est un jeu de hasard, au même titre qu’un jeu de grattage ou une machine de casino », déclare Kim Boursier, gérante du stand Pic Peluche, quelques allées plus loin. En France, ce type de jeu d’argent est autorisé dans le cadre d’une fête foraine, tant que la mise unitaire ne dépasse pas 1,50 euro, et ce même si l’utilisateur repart bredouille. « Au sens du droit, on paie un divertissement, donc, même si vous perdez, vous vous êtes diverti dans l’espérance de gain », détaille Matthieu Escande, avocat au barreau de Paris.
Du reste, il est bel et bien possible de gagner. « Le but, c’est aussi de faire revenir les clients », rappelle Laurent Pierre, dont la société René Pierre distribue le numéro un européen de la grue, le belge Elaut.
« Une équation propre à chaque forain »
Dans ces conditions, quelles sont les chances réelles de succès des consommateurs ? « Ça, on ne le dit pas », esquive sèchement Mme Boursier. Aux Tuileries, d’après les constatations du Monde, il fallait en moyenne vingt tentatives pour gagner une peluche. Cependant, il est impossible de généraliser : les probabilités varient selon les lots, la fréquentation et le prix de la partie. « C’est vraiment une équation qui est propre à chaque forain », relève Laurent Pierre.
Fort logiquement, plus les lots coûtent cher, moins ils ont de chances de tomber dans l’escarcelle des clients. Tom Cohen assure avoir vu 33 maillots gagnés sur son stand en deux jours, guère plus de cinq iPhone en un an et demi, et aucune console PlayStation 5.
Certains le pressentent. « C’était obligé, frère, qu’on ne l’aurait pas », lance Ahmed (les joueurs cités n’ont pas donné leur nom), après qu’un maillot du Real Madrid lui a échappé. Pour un smartphone, même 200 euros dépensés en jetons ne garantissent statistiquement rien. « La meilleure façon d’avoir un iPhone, c’est de l’acheter », remarque Tom Cohen, en mâchonnant son chewing-gum.
A chaque été, ses lots vedettes
L’attractivité des lots est pourtant essentielle. Peluches Pikachu, Dumbo, Naruto… La grande force d’une grue foraine, c’est de susciter la convoitise. Nées dans les années 1920, ces machines proposaient d’abord billets, cigares et bijoux, avant de tomber en désuétude. Elles ont connu une renaissance dans les années 1980, portées par des modèles japonais plus pop, manœuvrables au joystick et remplis de jouets.
Désormais, à chaque été ses lots vedettes. « Cette année, le grand truc, ce sont les peluches Lilo & Stitch, car un film est sorti. Les Pokémon, ça tient depuis des années. C’est vraiment une question de mode », constate Tom Cohen. Toutefois, de nouveaux types de produits surgissent également, comme ces fameux maillots de football, une première aux Tuileries. « Les forains se doivent d’être dans l’air du temps », estime Laurent Pierre.
Plus rarement, des smartphones, des consoles et même des trottinettes apparaissent dans les vitrines. Alors que la loi interdit les lots d’une valeur supérieure à 45 euros, l’Etat ferme les yeux. « C’est du petit divertissement sans enjeu majeur, peu contrôlé, en comparaison des casinos ou des grandes loteries. On est dans la zone de tolérance », relève Matthieu Escande.
« L’illusion du contrôle »
Après lui avoir donné envie, le bon attrape-peluche doit mettre le passant en confiance. Les astuces sont nombreuses : les miroirs donnent une impression d’abondance, la pince à hauteur des yeux paraît plus grande, et des lots placés stratégiquement près de la trappe semblent plus faciles à obtenir.
Néanmoins, le piège le plus ingénieux se trouve dans la main du client : le joystick lui fait croire que le jeu repose surtout sur sa dextérité. « On est dans l’illusion du contrôle », note Celia Hodent, psychologue cognitiviste et conseillère en jeux vidéo, autrice de Dans le cerveau du gamer (Dunod, 2020). Or le « sentiment de compétence » est un facteur de motivation, précise-t-elle.
Nelly, une mère de famille aux lunettes rondes, a cru attraper un maillot noir et rose du PSG, avant qu’il ne retombe du mauvais côté de la paroi. De rage, elle remet aussitôt 5 euros dans la fente. C’est le biais du near-miss effect (l’effet « raté de peu »), qu’a théorisé, en 1986, le comportementaliste américain R. L. Reid, observant qu’un échec frustrant conduit souvent à retenter sa chance. « On se dit que si on l’a presque eu la première fois, on l’aura la seconde »,reconnaît Nelly avec autodérision.
De surcroît, l’aversion pour l’insuccès pousse à dépenser de plus en plus, dans l’espoir souvent illusoire de couvrir ses pertes. C’est le subterfuge classique des jeux d’argent, le biais des coûts irrécupérables. Selon le constructeur chinois Leon Amusement, 60 % des joueurs débourseraient plus que prévu dans les parcs à pinces, et les plus persévérants iraient jusqu’à 50 dollars (un peu plus de 40 euros) par session, d’après le hongkongais YPFuns. Ce soir-là, Nelly s’arrêtera à 10 euros.
La victoire donne aussi des ailes. « Regardez comme il est trop mignon ! », s’extasie Laurin, heureuse gagnante d’une peluche de Stitch, aux côtés de son compagnon aux cheveux bleus, William. Aussitôt, ils retentent 19 fois leur chance, en vain. « Les récompenses intermittentes, c’est ce qu’il y a de plus engageant dans un jeu », analyse Celia Hodent.
« Un état d’esprit »
Les grues foraines représentent avant tout un divertissement. Avec leurs couleurs et éclairages tapageurs, et leurs lots alléchants, elles sont devenues un élément indissociable des fêtes foraines et de leur atmosphère enjouée.
« C’est un état d’esprit, s’enthousiasme Joy, venue s’y distraire avec plusieurs amis dans la vingtaine. Pour eux, la fête foraine, c’est synonyme d’attrape-peluches. » Chacun d’eux s’est placé d’un côté différent de la vitre pour guider le maître grutier. A la clé, un magnifique ninja Itachi, de l’anime Naruto, qu’ils fêteront autour de churros.
Bien sûr, il y a des mécontents. Une mère maugrée à l’accueil du Big Bang Club contre la griffe qui marche mal et a coûté un Garfield à sa fille. « Il y a des gagnants et des perdants. C’est comme ça », lui oppose stoïquement Tom Cohen, habitué à ce genre de réaction. Les déçus se feront une raison. Arthur a dû s’y résoudre : il demandera le maillot du PSG à Noël.
[Source: Le Monde]