Sur les rives du lac Tchad, Boko Haram continue d’attirer une jeunesse sans perspectives

Dans la province tchadienne du Lac, 96 % de la population sont analphabètes et les jeunes se sont résignés à vivre de petits boulots. Une aubaine pour le groupe djihadiste, qui recrute les plus défavorisés contre la promesse d’un revenu régulier.

Août 11, 2025 - 02:57
Sur les rives du lac Tchad, Boko Haram continue d’attirer une jeunesse sans perspectives
Un repenti de Boko Haram à Bol, chef-lieu de la province du Lac, au Tchad, le 20 juin 2025. JORIS BOLOMEY

« Aujourd’hui maman est morte », annonce d’une voix grave Abba Ali Abakura, 57 ans, chef du canton de Kiskra, sur les rives du lac Tchad, vaste étendue marécageuse où se rejoignent les frontières camerounaise, nigérienne, nigériane et tchadienne. Le voile blanc du deuil accentue son port altier malgré la honte qui l’envahit. « La famille ne viendra pas présenter ses condoléances car je n’ai rien à offrir à manger, explique-t-il en traçant des arabesques dans le sable. C’est le comble du déshonneur dans notre culture. »

Kiskra était pourtant prospère avant que la secte islamiste Boko Haram n’impose son règne de terreur, anéantissant l’économie – essentiellement basée sur la pêche et l’agriculture – de la province tchadienne du Lac, une région délaissée dont la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté.

Fondé au début des années 2000 au Nigeria voisin, Boko Haram avait commencé par prôner un retour aux fondamentaux de l’islam, tout en dénonçant la corruption des élites et l’abandon de l’Etat. Progressivement, le groupe s’est radicalisé, défrayant la chronique par des attentats suicides, des rapts, des viols et des attaques meurtrières contre les civils et les armées régulières. Les opérations militaires menées par les Etats riverains du lac Tchad l’ont considérablement affaibli, sans toutefois parvenir à l’éradiquer.

« Un combat contre l’éducation »

Selon les spécialistes de Boko Haram, la raison de cet échec est plus sociale que religieuse. Dans la province du Lac, la promesse d’un revenu régulier permet à Boko Haram de recruter facilement dans les rangs d’une jeunesse sans perspectives, pour alimenter sa guerre sans fin. « Nos enfants s’y engagent parce qu’ils ont perdu l’espoir de vivre, poursuit, plein de colère et d’impuissance, Abba Ali Abakura. Quand je tente de les raisonner, ils me répondent : “Quel autre travail as-tu à nous offrir ?” Nous n’avons même pas l’argent pour les envoyer à l’école. Cette génération restera ignorante par notre faute. »

Le système éducatif est l’une des cibles privilégiées de Boko Haram, dont le nom se traduit généralement par « l’éducation occidentale est un péché ». De nombreuses écoles ont été visées par des attaques et, en 2014, le rapt de 276 lycéennes à Chibok, au Nigeria, avait provoqué une vague d’indignation bien au-delà du continent africain. « Le groupe mène un combat contre l’éducation, car il trouve un terreau fertile dans cette province parmi les moins éduquées du Tchad », affirme un humanitaire sous le couvert de l’anonymat. Dans la province du Lac, 96 % de la population est analphabète, selon un rapport de 2019 du ministère de l’éducation nationale, contre environ 68 % au niveau national.

« Boko Haram nous a volé notre jeunesse car nous avons failli à l’éduquer », reconnaît, amer, Dimouwa Souapé, un ancien professeur devenu préfet de Liwa, cité ensablée du nord de la province constituée de maisonnettes au charme opalescent : « Mais comment les retenir sans emploi, sans route, sans électricité ni centre de formation ? » Ici, l’absence de l’Etat se voit jusque dans le mobilier de la préfecture, construite par les ONG Oxfam et International Rescue Committee (IRC) sur financement belge. Les toilettes sont l’œuvre de la coopération canadienne et la chaise sur laquelle le préfet s’assoit porte une étiquette de l’aide internationale allemande.

Déployées massivement au pic de la crise humanitaire et sécuritaire, il y a dix ans, les organisations humanitaires ont tenté de pallier les défaillances de l’Etat en matière de services sociaux. « Mais les ONG ne restent qu’un temps et les autorités n’ont pas suffisamment pris le relais, déplore Hassimi Djeni, chef de projet éducation pour Handicap International. Dans le département de Fouli, le gouvernement n’a déployé que deux enseignants pour plus de 15 000 élèves. » Son ONG prend en charge vingt-trois professeurs supplémentaires – une goutte d’eau dans le lac.

« J’ai fait de mon mieux mais j’ai raté ma vie »

A Baga Sola, ville aux ruelles ensablées à une trentaine de kilomètres de Kiskra à vol d’oiseau, les jeunes sont prêts à braver tous les dangers pour s’extirper de la misère. On les rencontre assis sur une natte à l’ombre d’une plaque de tôle, sirotant des boissons énergétiques nigérianes pour tromper l’ennui.

Parmi eux, Hassan Bodou a décidé en 2010 de s’élancer sur les routes de l’exil « à la conquête du savoir ». Il est alors âgé de 15 ans, ses rêves sont peuplés de diplômes des prestigieuses universités européennes. Il traverse le Cameroun et le Nigeria, mais les difficultés de la route l’obligent à rebrousser chemin au Niger. Il s’est depuis résigné à vivre de petits boulots. « Je voulais devenir un intellectuel. J’ai fait de mon mieux mais j’ai raté ma vie », lâche-t-il. Lorsqu’on lui rétorque qu’il n’a que 30 ans, il esquisse un sourire et lance comme un uppercut : « Ici l’espérance de vie n’atteint pas 47 ans [55 ans au Tchad en 2023, selon la Banque mondiale], donc c’est déjà trop tard. »

Mahamat Ali Abdallah, 21 ans, à Baga Sola, dans la province du Lac, le 25 juin 2025.

A ses côtés, son ami Mahamat Ali Abdallah conte à son tour son histoire. A 21 ans, il conserve un visage juvénile en dépit du fin duvet noir qui surmonte sa lèvre supérieure et de la rudesse des épreuves traversées. Il n’a que 14 ans en 2018 lorsqu’il comprend que son salaire de boulanger (7,50 euros par mois) ne lui permettra jamais d’aider ses parents, de payer la scolarité de ses frères et sœurs, et encore moins de fonder une famille ou de réaliser son rêve d’ouvrir une boutique d’alimentation générale.

Il part se faire orpailleur clandestin dans les mines du Sud algérien. Il subit les expulsions de la police, « qui vous abandonne en plein désert », voit ses camarades mourir de faim ou de soif, endure la chaleur des jours et les nuits glacées à dormir dehors, descend plusieurs centaines de mètres dans les boyaux précaires… jusqu’à l’accident. « Nous étions deux quand le tunnel s’est effondré, raconte-t-il. Mon ami a été broyé par les pierres, mais j’ai pu m’en sortir indemne. C’est le destin. Là-bas, la mort est partout, comme dans un jeu de hasard. Bien sûr que je compte y retourner ! Je reprends la route dans une semaine. Il vaut toujours mieux tenter sa chance que de vivre dans la misère et la honte. »

Leurs histoires révèlent l’incapacité de l’Etat à fournir du travail à une jeunesse qui représente plus de 75 % de la population de la province. Une brèche dans laquelle s’est engouffré Boko Haram. Le mouvement djihadiste promet de l’argent, un emploi stable, la possibilité de se marier, de fonder une famille et de devenir un homme accompli à ceux qui n’ont même pas les moyens de prendre la route, selon les récits de ceux qui sont parvenus à s’en échapper.

Une réinsertion largement sous-financée

A la sortie de Bol, chef-lieu de la province à près de deux heures de route de Baga Sola, une petite maison protégée par un large mur d’enceinte et quelques militaires accueille une quarantaine de « repentis » qui ont quitté le groupe armé et sont actuellement pris en charge par l’Etat tchadien. La plupart ont la vingtaine, le regard absent, le visage traversé de neuf larges balafres, et trois rectangles tatoués sur le bras gauche.

« Ils sont nourris, logés et blanchis », explique, non sans fierté, Goussou Cheick Boubou, le secrétaire général de la province du Lac, qui assure les considérer « comme [ses] enfants ». Les repentis n’ont pas le droit de sortir de la concession mais ont accès à un téléphone. « Ils reçoivent parfois des menaces de la part de leurs anciens complices, mais cela leur permet aussi de faire savoir qu’ils sont bien traités et, ainsi, d’encourager de nouvelles défections. »

Les repentis ne parlent pas ou très peu. Avec prudence, sous le regard du haut fonctionnaire, certains racontent comment ils ont, une nuit, quitté leur famille pour s’enrôler dans les rangs djihadistes. Sur les raisons de ce choix, ils restent évasifs, détournant le regard. Les plus diserts évoquent tour à tour la pauvreté, des conflits familiaux, de piètres récoltes ou une mauvaise saison de pêche. Aucun ne s’exprime en revanche sur les crimes commis au sein du groupe.

Leur séjour à Bol est prévu pour durer cinq mois, le temps de réapprendre à mener une vie normale. Au terme du processus, certains chefs de canton de la région accepteront de les accueillir pour un nouveau départ, comme c’est déjà le cas pour environ 4 500 d’entre eux, selon une source humanitaire.

Malgré des dizaines de conférences et la mise en place d’une stratégie nationale sur le sujet, la réinsertion des combattants de Boko Haram reste largement sous-financée. « Elle n’en demeure pas moins une réussite, relève Vincent Foucher, chercheur au CNRS et spécialiste du mouvement djihadiste. D’autres Etats du Sahel également confrontés au terrorisme gagneraient à s’en inspirer. »

[Source: Le Monde]