Au Soudan, la ville d’El-Fasher tombe aux mains des paramilitaires, faisant craindre un bain de sang

La conquête de la ville représente un tournant majeur dans la guerre. Désormais, les paramilitaires, qui combattent l’armée régulière, peuvent revendiquer le contrôle sur un territoire aussi vaste que la France.

Oct 29, 2025 - 17:37
Au Soudan, la ville d’El-Fasher tombe aux mains des paramilitaires, faisant craindre un bain de sang
Sur cette image tirée d’une vidéo diffusée le 26 octobre 2025 sur le compte Telegram des Forces de soutien rapide (FSR) du général Mohammed Hamdan Daglo, des combattants du FSR célèbrent la prise d’El-Fasher, la capitale du Darfour du Nord, au Soudan. SUDAN RAPID SUPPORT FORCES (RSF) TELEGRAM ACCOUNT / AFP

« Je pars. Je risque d’être arrêtée en route ou tuée. » C’est le dernier message que la journaliste indépendante Noun Al-Barmaki a envoyé au Monde, lundi 27 octobre à l’aube, au moment de quitter la ville d’El-Fasher. Depuis, elle est injoignable, comme la plupart des habitants de la capitale du nord du Darfour, dans l’ouest du Soudan, forcés de fuir leurs maisons ou de rester piégés au milieu des combats.

Les Forces de soutien rapide (FSR) du général Mohammed Hamdan Daglo, alias « Hemetti », qui assiègent la ville depuis plus de dix-huit mois, se sont emparés, dimanche 26 octobre, de la 6e division d’infanterie d’El-Fasher, dernier bastion, au Darfour, des Forces armées soudanaises (FAS), dirigées par le général Abdel Fattah Abdelrahman Al-Bourhane. Le lendemain, les troupes paramilitaires, menées par Abderrahim Daglo, frère et bras droit de Hemetti, ont pris le contrôle de multiples positions stratégiques à travers la ville, notamment de l’aéroport d’El-Fasher.

Des affrontements se sont poursuivis dans les quartiers ouest de la ville, où s’étaient retranchés quelques contingents des FAS, épaulés par les Forces conjointes, une coalition d’anciens mouvements rebelles du Darfour, et les brigades dites de « résistance populaire » principalement recrutées parmi la communauté zaghawa, l’ethnie majoritaire à El-Fasher. Lundi soir, dans une intervention télévisée, le général Al-Bourhane a reconnu la chute d’El-Fasher, précisant que ses troupes s’étaient retirées de la ville dans l’espoir « d’épargner à la population civile de nouvelles violences ».

La conquête de la ville représente un tournant majeur dans la guerre qui a éclaté le 15 avril 2023. Le conflit sur fond de tensions portant sur l’intégration des FSR au sein de l’armée régulière et la lutte pour les ressources du pays. Désormais, les paramilitaires peuvent revendiquer le contrôle d’un territoire aussi vaste que la France, aux confins de la Libye, du Tchad, de la République centrafricaine et du Soudan du Sud. Une situation qui constitue un pas de plus vers la partition de facto du Soudan, qui s’est accélérée en août avec la proclamation d’un gouvernement parallèle dans la ville de Nyala, au Darfour du Sud, aux mains des FSR.

Claironnant leur victoire sur de multiples vidéos de propagande, les paramilitaires ont officiellement déclaré leur intention de protéger les civils et d’assurer des corridors humanitaires. Cependant, sur le terrain, la réalité semble très différente. Le Syndicat des médecins soudanais a dénoncé, dimanche, des massacres selon des critères ethniques corroborés par de multiples vidéos consultées par Le Monde et postées sur les réseaux sociaux par les soldats des FSR eux-mêmes. Le Réseau Darfour pour les droits de l’homme fait état de plus d’un millier d’arrestations de civils et de violences « constituant de potentiels crimes de guerre ».

Pour sa part, le Syndicat des journalistes soudanais s’inquiète de l’arrestation du correspondant de la chaîne Al-Jazira, Muammar Ibrahim, tombé aux mains des paramilitaires. Alors que les combats rendent l’accès au terrain impossible, et du fait de la coupure des télécommunications – seules des personnes ayant un accès à des comptes Starlink peuvent se connecter à Internet –, El-Fasher est devenue une boîte noire, d’où filtrent peu d’informations.

« Un pari sur la vie ou sur la mort »

Selon l’Organisation internationale pour les migrations, plus de 26 000 personnes ont quitté la ville, lundi. Des soldats des FSR, hilares, montés sur des pick-up, ont filmé des colonnes de civils empruntant la route de l’exil, à pied, à travers le désert. Sur ces vidéos que Le Monde a pu authentifier, des coups de feu sont tirés en arrière-fond, sans qu’il soit possible d’attester si les armes visent ou non les civils.

Depuis plus de cinq cents jours, les troupes paramilitaires, épaulées par des mercenaires colombiens et dotées de drones et d’armements sophistiqués fournis par les Emirats arabes unis, assiégeaient et affamaient la population d’El-Fasher. Abritant, avant la guerre, plus de 1,5 million d’habitants, la ville s’est vidée. Au moins 600 000 personnes ont trouvé refuge à l’ouest, dans la localité de Tawila, aux abords des montagnes du djebel Marra, et d’autres ont pris la route de l’exil vers le Tchad ou la Libye voisine.

Ces derniers mois, les FSR ont érigé autour de la ville une immense barrière de sable, longue de 55 kilomètres. « Quitter la ville est devenu un pari sur la vie ou sur la mort. Les gens qui partent sont arrêtés aux checkpoints, liquidés dans des fosses creusées dans le désert, torturés, et les femmes violées », observait, avant la coupure des communications, un habitant d’El-Fasher, sous le couvert de l’anonymat. Avant le dernier assaut des FSR, quelque 260 000 civils, dont 130 000 enfants, étaient toujours pris au piège à l’intérieur de la ville, vivant dans des conditions désespérées, coupés de toute aide humanitaire depuis plus de seize mois.

A partir d’août, l’étau des FSR s’est resserré sur le centre-ville, faisant de nombreuses victimes civiles. Le 24 septembre, une attaque de drone fauchait 15 personnes sur le marché d’Abu Qurun. Une semaine auparavant, les FSR ciblaient une mosquée, tuant 78 civils. Le 11 octobre, 57 personnes sont mortes dans une frappe sur le camp de déplacés de Dar Al-Arqam.

« A cause des combats, on ne peut pas enterrer tous les morts, et il y a des dizaines de disparus. Les gens utilisent du sel pour désinfecter les blessures, des vêtements pour panser les plaies. Ceux qui vont aux urgences meurent le lendemain. Le seul hôpital fonctionnel, l’hôpital saoudien, est frappé quotidiennement. Les docteurs travaillent dans des conditions extrêmes, dans les sous-sols », témoignait Noun Al-Barmaki par téléphone, quelques jours avant le dernier assaut des FSR.

Les takaya, des cantines communautaires organisées par les cellules d’intervention d’urgence – ces initiatives civiles soudanaises organisent un réseau d’entraide citoyen et la distribution de médicaments et de denrées alimentaires –, ont fermé les unes après les autres, par manque de moyens, de nourriture, et après avoir été ciblées par des tirs d’artillerie ou de drones.

« Mon corps est devenu une écorce. Je ne peux plus parler », marmonne un homme rachitique à la voix d’outre-tombe, dans une vidéo envoyée par une source locale. « Où sont les droits de l’homme ? Nous sommes les marginalisés des marginalisés. El-Fasher est finie. Le Soudan est mort. Nous sommes morts », s’indigne une femme dans un autre extrait.

« Le gouffre de l’enfer »

La prise d’El-Fasher risque de donner lieu à des violences ethniques à grande échelle, ciblant particulièrement les communautés non arabes, notamment les Zaghawa. Dans le sillage de leur conquête du Darfour, les FSR ont multiplié les campagnes de nettoyage ethnique.

En juin 2023, Al-Geneina, la capitale du Darfour occidental, a été le théâtre de massacres ciblant la communauté masalit, tuant entre 10 000 et 15 000 personnes en quelques semaines. En avril 2025, le camp de Zamzam, dans le nord du Darfour, les FSR auraient éliminé plusieurs milliers de civils en quelques jours, selon une enquête du Guardian.

La population d’El-Fasher crie à l’aide depuis des mois. L’état-major des FAS à Port-Soudan s’est contenté de quelques largages aériens, de vivres, et surtout de munitions principalement destinées aux soldats. Les organisations humanitaires ont multiplié en vain les appels à la levée du blocus autour de la ville. En août, l’Unicef déclarait qu’après cinq cents jours de siège, « El-Fasher [était] devenue le gouffre de l’enfer », expliquant que « la malnutrition, les maladies et les violences ne cess[aient] de faire de jeunes victimes chaque jour ».

En septembre, un rapport d’experts mandatés par les Nations unies attestait que les FSR étaient responsables de crimes contre l’humanité au cours du siège d’El-Fasher, « incluant des tueries à grande échelle, des violences sexuelles, des pillages et la destruction des moyens de subsistance – allant parfois jusqu’à la persécution et l’extermination », selon le rapport de 18 pages intitulé « Une guerre d’atrocités », dénonçant l’utilisation de la famine comme arme de guerre contre les civils.

« Depuis les ruines de la ville, nous tenons la communauté internationale responsable face à l’histoire par son silence sur le génocide en cours », estimait, dimanche, dans un communiqué, la coordination des cellules d’intervention d’urgence d’El-Fasher. « Notre voix n’a jamais été entendue », déplorait, auprès du Monde, la journaliste Noun Al-Barmaki. « Nous avons été abandonnés. »

[Source: Le Monde]