A l’origine du coquelicot et du bleuet comme fleurs symboles du 11 novembre, des femmes dont l’histoire a oublié les noms

A chaque anniversaire de l’armistice de 1918, les Anglo-Saxons ont coutume d’arborer un coquelicot, tandis que les Français se parent d’un bleuet. A l’origine de cette tradition destinée à récolter des fonds pour les mutilés de guerre, une histoire méconnue.

Nov 11, 2025 - 10:35
A l’origine du coquelicot et du bleuet comme fleurs symboles du 11 novembre, des femmes dont l’histoire a oublié les noms
Des bleuets fabriqués à Calais (Pas-de-Calais). JOHAN BEN AZZOUZ /LA VOIX DU NORD /MAXPPP

Coquelicot ou bleuet ? Ce 11 novembre, comme à chaque journée du souvenir de l’armistice de la première guerre mondiale, au Royaume-Uni et dans tout le Commonwealth, on arborera le premier à sa boutonnière, tandis qu’en France on accrochera le second à son revers. Deux fleurs pour deux histoires, parallèles plus que concurrentes.

Les deux espèces, Papaver rhoeas et Cyanus segetum de leur nom scientifique, possèdent une même vertu aux yeux des soldats de 14-18 : plus fortes que la barbarie, elles sont les seules à pousser obstinément dans la boue des tranchées, malgré le piétinement des hommes et les ravages des obus.

Le 8 décembre 1915, un médecin militaire canadien, John Alexander McCrae, publie dans la revue britannique Punchun poème intitulé In Flander Fields. « Dans les champs de Flandre, les coquelicots fleurissent/Entre les croix qui, une rangée après l’autre/Marquent notre place. » Les derniers vers sont un appel aux vivants : « Si vous nous laissez tomber, nous qui mourons/Nous ne trouverons pas le repos, bien que les coquelicots fleurissent/Dans les champs de Flandre. »

Le texte connaît un immense retentissement. Emue par ces mots, une Américaine, Moina Belle Michael, a, la première, l’idée de se parer d’un poppy (« coquelicot »). Mais c’est une autre femme qui va se battre pour diffuser cette tradition, une Française, Anna Guérin, dont l’historien Claude Vigoureux a écrit une biographie (La Dame au coquelicot, le roman vrai d’Anna Guérin, disponible auprès du Souvenir français d’Ardèche, qui publie l’ouvrage après souscription).

Une Ardéchoise en Amérique

Née Anna Boulle, cette Ardéchoise a une vie peu commune. Mariée à un soldat aventurier qui l’emmène à Madagascar à la recherche de pierres précieuses, elle devient institutrice dans une école coloniale. Elle divorce de cet homme violent. Pour poursuivre son métier, dans une fonction publique qui interdit alors d’employer des femmes divorcées, elle signe un mariage de convenance avec un magistrat, le sieur Guérin, dont elle partagera le nom mais jamais la vie.

Vers 1910, elle émigre au Royaume-Uni, où elle devient une conférencière très courue. « Costumée en Jeanne d’Arc, en Marie-Antoinette ou en Charlotte Corday, elle raconte l’histoire de ces femmes françaises célèbres », explique Claude Vigoureux. Juste avant la guerre, elle part aux États-Unis poursuivre ses conférences.

Le champ du souvenir de l’abbaye de Westminster, à Londres, en 2023.

En 1915, elle revient en France et se rend sur le front. « Elle découvre le dénuement des familles des soldats morts ou des mutilés », poursuit l’historien. Elle repart en Amérique et croise la route de Moina Michael. S’inspirant de son exemple, elle a l’idée de vendre pour 10 cents des coquelicots en papier, fabriqués par des mutilés français et exportés outre-Atlantique. Elle sillonne alors les Etats-Unis dans un tailleur bleu horizon, semant ses poppies artificiels et récoltant 1 million de francs or, à l’époque reversés en France aux orphelins, veuves et mutilés de guerre.

Une fois l’Armistice signé, elle lance outre-Atlantique, au début des années 1920, l’idée d’un « poppy day », un jour du souvenir où chacun accrocherait un coquelicot à son corsage ou à sa boutonnière. Le succès est immédiat. Elle l’exporte, au Canada d’abord, puis au Royaume-Uni, où elle persuade en 1921 le maréchal Haig, ancien chef du corps expéditionnaire britannique, de populariser le port de cette fleur le 11 novembre. L’Australie et la Nouvelle-Zélande font très vite de même.

Mais, dans sa propre patrie, Anna Guérin ne parviendra jamais à imposer ce « jour du coquelicot ». Car deux infirmières de l’hôpital militaire des Invalides ont, à la même époque, mis une autre fleur en avant. Charlotte Malleterre, fille et femme de général, et Suzanne Lenhardt, veuve d’un capitaine tué en 1915, font, depuis 1916, confectionner par des pensionnaires blessés des bleuets en tissu.

Bleu… comme l’uniforme français

La fleur choisie fait référence à la couleur de l’uniforme français, bleu horizon, et au surnom que donnaient les vieux poilus aux nouvelles recrues. « Les voici les p’tits “Bleuets”/ Les Bleuets couleur des cieux/Ils vont jolis, gais et coquets/Car ils n’ont pas froid aux yeux », rimaillait en 1916 Alphonse Bourgoin.

A partir de 1925, des centaines de milliers de bleuets sont vendus dans la rue par des mutilés de guerre autour du 11 novembre. En 1934, une association est créée pour gérer les fonds récoltés. Mais le rite n’obtiendra pas le succès qu’il a acquis outre-Manche. Après la seconde guerre mondiale, les ventes s’étiolent comme pétales.

Dans les années 1990, l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre tente de revivifier la tradition. Avant que Nicolas Sarkozy, élu président, relance à son tour le port du bleuet, que sa femme Carla arbore en 2008, à Douaumont (Meuse). François Hollande et Emmanuel Macron vont régulièrement l’épingler à leur poitrine. Il s’en vend aujourd’hui un million chaque année.

Mais le bleuet fait toujours pâle figure face au coquelicot, devenu une institution dans le Commonwealth. Du 30 octobre au 11 novembre, il s’en vend, dans toutes les rues du seul Royaume-Uni, quarante millions chaque année. Comme la plupart de leurs sujets, la reine Elizabeth puis le roi Charles l’épinglent ostensiblement.

En 1940, l’histoire vira à l’aigre quand l’Américaine Moina Michael s’attribua le mérite de ce formidable engouement. Anna Guérin protesta par voie d’avocat. Mais la Française s’effaça des mémoires jusqu’à ce que, en 2022, une historienne britannique, Heather Johnson, lui consacre une biographie, The Poppy Lady, the Story of Madame Anna Guérin and the Remembrance Poppy (« la dame aux coquelicots, l’histoire de Madame Anna Guérin et du coquelicot du souvenir », Pen and Sword History, non traduit) et la rétablisse dans ses droits.

Devenue antiquaire en France, Anna Guérin mourut dans l’anonymat en 1961, sans jamais avoir obtenu la moindre reconnaissance de son propre pays. Pas plus qu’elle, Charlotte Malleterre et Suzanne Lenhardt, les deux infirmières qui lancèrent les bleuets, n’eurent l’heur de passer à la postérité.

[Source: Le Monde]