A Montpellier, une « usine » à moustiques stérilise des millions d’insectes pour limiter leur prolifération

L’entreprise Terratis, unique en son genre en France métropolitaine, a industrialisé la production de moustiques mâles stériles pour faire baisser la population globale de ces insectes dans les zones où ils ont été relâchés.

Nov 16, 2025 - 05:59
A Montpellier, une « usine » à moustiques stérilise des millions d’insectes pour limiter leur prolifération
Clelia Oliva, présidente et cofondatrice de Terratis, à Montpellier, le 28 mars 2025. STÉPHANIE PARA/PHOTOPQR/« LA MONTAGNE »/MAXPPP

Une odeur légèrement âcre intrigue les visiteurs pénétrant dans le laboratoire de Terratis, un hangar de 220 mètres carrés situé dans l’ouest de Montpellier. Derrière les vitres de la première salle se laisse deviner un élevage inhabituel : environ 1 million de moustiques s’ébattent dans une cinquantaine de cages au maillage ultrafin. Quelques-uns ont toutefois réussi à s’échapper, dont des femelles, qui s’empressent de piquer les chevilles imprudemment laissées découvertes. Leur taille minuscule et leurs fines rayures noires et blanches ne laissent aucun doute : ce sont des Aedes albopictus, des moustiques-tigres.

Sur les parois des cages, quelques taches cramoisies témoignent des repas de sang réguliers fournis aux femelles pour faire maturer leurs œufs. Ces derniers, petits points noirs accrochés à des bandes de papier plongées dans l’eau stagnant au fond des cages, sont récoltés avec soin, au pinceau. Ils serviront à produire des moustiques mâles stériles, qui seront ensuite relâchés en ville. Lors d’accouplements avec les femelles sauvages, leur sperme rendu défectueux par irradiation aboutit à des embryons non viables, faisant donc potentiellement baisser la population globale de moustiques-tigres.

Brive-la-Gaillarde, en Corrèze, est la première commune à avoir fait appel aux services de l’entreprise, unique en son genre en France métropolitaine. Près de 11 millions de ces moustiques mâles – qui ne piquent donc pas – stérilisés y ont été relâchés de mi-mai à fin octobre. Trente-sept pièges pondoirs ont montré un taux de stérilité des œufs allant jusqu’à 50 % et une interruption du pic de densité dès le mois de juin dans le secteur du cimetière. Avec la reconduction du dispositif l’année prochaine, la ville espère obtenir jusqu’à 90 % de stérilité en 2026 dans la zone résidentielle, selon un communiqué publié vendredi 14 novembre.

Foyers actifs de chikungunya

Le sujet est devenu brûlant pour les collectivités au cours de l’été. De nombreux cas de chikungunya ont été importés sur le territoire métropolitain en provenance de La Réunion, où a sévi une épidémie d’une intensité exceptionnelle en 2025. Au 14 novembre, au moins 778 personnes ont contracté le chikungunya, uniquement transmis par le moustique-tigre, sur le territoire métropolitain, avec trois foyers toujours actifs en Provence-Alpes-Côte d’Azur (Antibes, Vallauris et La Croix-Valmer). Vingt-neuf personnes ont également attrapé la dengue sans avoir voyagé, après avoir été piquées par un moustique-tigre.

Si l’élevage de moustiques stériles a déjà été testé par des équipes françaises, notamment celles de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) en 2021 à La Réunion, tout était alors fait manuellement. A Terratis, le processus de production a été industrialisé. Après avoir récupéré les précieux œufs à la main, ces derniers sont placés sur de hautes étagères ornées de bacs dans lesquels des têtes robotisées entrent quotidiennement pour fournir des protéines d’insectes et de poissons nécessaires au développement des insectes.

Une fois sorties des œufs noirs et oblongs d’environ 1 millimètre, les larves translucides, mobiles et capables de respirer la tête en bas grâce à leur siphon respiratoire, se transforment au bout de cinq jours en nymphes globuleuses, immobiles à la surface de l’eau. Elles sont ensuite passées au tamis dans une machine de sexage triant automatiquement les mâles des femelles. Deux plaques s’espaçant plus ou moins jouent sur le dimorphisme sexuel de l’espèce : les nymphes mâles, plus petites, tombent dans un entonnoir, quand les grandes nymphes femelles restent bloquées dans la machine.

Ces nymphes sont encore nourries pendant trois jours, le temps qu’émergent de l’eau les moustiques mâles adultes, reconnaissables à leurs antennes munies de plumeaux. Ils sont ensuite endormis dans une chambre froide, placés dans des boîtes en bois prévues pour leur transport et exposés treize minutes à des rayons X comparables à ceux utilisés pour stériliser les poches de sang ou les épices. Ils se réveilleront sur leur trajet vers le lieu où ils seront relâchés. « Les mâles sont stérilisés le plus tard possible dans leur développement car les rayons X touchant les cellules germinales, les moustiques stérilisés ont un stock fini de sperme », explique Clelia Oliva, présidente de Terratis et ancienne doctorante à l’IRD. Un peu amoindris, ils sont relâchés par milliers afin de s’assurer qu’ils restent compétitifs avec les mâles sauvages. Le laboratoire peut en produire jusqu’à 1 million par semaine.

Autorités sanitaires prudentes

Les autorités sanitaires restent toutefois prudentes quant aux résultats à attendre de cette technique de l’insecte stérile. Dans un avis rendu public le 18 septembre, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail souligne que « le seul indicateur pour lequel l’effet est considéré comme avéré est la réduction du taux d’éclosion des œufs ». Or cet indicateur « ne rend pas directement compte d’une réduction du nombre de femelles (effet qualifié de possible par les experts) ». L’effet en matière de réduction du nombre de piqûres, et donc de nuisance, est donc estimé « non qualifiable ». En l’absence d’études produites sur le sujet, les experts ne s’expriment pas sur l’efficacité de la technique sur l’incidence des arboviroses, c’est-à-dire les maladies transmises par le moustique-tigre, comme la dengue, le chikungunya et Zika. Quinze cas de chikungunya ont d’ailleurs été notifiés cet été à Brive-la-Gaillarde.

De manière préventive, à Montpellier, les équipes de Terratis ont organisé 16 lâchers entre août et octobre pour un total de 2 millions de mâles stérilisés dispersés dans le quartier de Malbosc. « Ces lâchers sont trop tardifs pour empêcher la nuisance estivale mais servent à préparer l’année prochaine », explique Clelia Oliva.

A la fin de l’automne, les femelles pondent des œufs qui vont entrer en diapause et éclore lors des premières mises en eau du printemps, quand les températures seront plus clémentes. Les lâchers reprendront en avril. Clelia Oliva et ses 14 salariés ambitionnent de changer d’échelle et de produire jusqu’à 100 millions de moustiques par semaine dans une usine de 3 000 mètres carrés. Car la demande des collectivités est très forte pour venir à bout de cette menace en ayant moins recours aux insecticides.

[Source: Le Monde]