Rencontre avec Leonardo DiCaprio et Paul Thomas Anderson à Paris pour parler d’Hollywood, de politique américaine et d’« Une bataille après l’autre »

Absents pour la promotion européenne du film sur les destinées d’une cellule d’activistes, l’acteur et le réalisateur états-uniens se sont retrouvés en France, en compagnie du « Monde », pour discuter de cinéma et de leur complicité de trente ans.

Nov 30, 2025 - 12:09
Rencontre avec Leonardo DiCaprio et Paul Thomas Anderson à Paris pour parler d’Hollywood, de politique américaine et d’« Une bataille après l’autre »
Leonardo DiCaprio et Paul Thomas Anderson sur le tournage du film « Une bataille après l’autre ». WARNER BROS PICTURES

Il y avait longtemps qu’un film américain n’avait suscité autant de débats, de prises de position, de tentatives de récupération. Depuis sa sortie, fin septembre, Une bataille après l’autre s’est ainsi taillé une place de choix au sein de la rentrée culturelle, en devenant un catalyseur des discours ambiants. Il faut dire que pour son 10ᵉ long-métrage, Paul Thomas Anderson n’a pas eu froid aux yeux. Après trente ans d’un parcours sans faute dans l’indépendance (There Will Be Blood, Phantom Thread), le voilà qui décroche auprès de Warner Bros. le plus gros budget de sa carrière (estimé à 130 millions de dollars, soit 112 millions d’euros), pour raconter les destinées d’une cellule d’activistes révolutionnaires.

Pari doublement risqué : non seulement Hollywood se mêle peu de représenter les radicalités politiques, mais le « blockbuster d’auteur » n’est plus tellement en odeur de sainteté, après plusieurs échecs cuisants (Furiosa, Joker : Folie à deux, Tron : Ares). Il fallait une star pour assurer les arrières du projet : Leonardo DiCaprio, qui endosse le rôle échevelé de Pat, ancien gauchiste rouillé, bien forcé de reprendre du service le jour où son ennemi juré, chef militaire joué par Sean Penn, met la main sur sa fille adolescente (Chase Infiniti).

Fresque ambitieuse, course-poursuite virtuose à travers l’Amérique, le film n’aura pas provoqué une ruée à domicile, avec 70 millions de dollars de recettes sur le territoire nord-américain, mais se rattrape à l’international avec 130 millions supplémentaires et, plus particulièrement, en Europe. Le film a reçu en France un très bel accueil en salle avec 1,4 million de spectateurs. De quoi dessiner un vrai succès d’estime, qui devrait suffire à porter Une bataille après l’autre jusqu’à la cérémonie des Oscars.

Polarisation du débat

Absents pour la promotion européenne, Anderson et DiCaprio font une escale discrète en cette fin novembre à Paris. Rendez-vous est pris dans un grand hôtel, où ce temps de l’après-coup permet de revenir sur la réception du film. Assis dans le même canapé, chacun dans son coin, à distance raisonnable, ils commencent par se relayer poliment. Anderson insiste sur la « réponse » du public. « On a commencé à montrer le film avant qu’il ne soit terminé, un peu partout à travers le pays, à Chicago, en Arizona, à Las Vegas, pour avoir un large éventail démographique, explique le cinéaste. Et, partout, les spectateurs riaient aux mêmes moments. S’asseoir dans une salle et voir les spectateurs rire où vous riez, se taire où vous espérez qu’ils se taisent, réagir presque en synchronie avec le film… On a le sentiment d’avoir décroché le jackpot ! » « On connaît les compliments polis, ceux qu’on reçoit pour n’importe quel film, rebondit l’acteur. Là, les gens voulaient en parler, ils voulaient comprendre, échanger. »

Pourtant, certaines réactions ont fait état d’une franche polarisation du débat. « On a réussi à énerver les deux côtés – ce que j’ai adoré ! », réagit DiCaprio. « Il y a eu des commentaires de l’extrême gauche comme de l’extrême droite sur la représentation des personnages. Mais Paul n’est jamais parti avec un biais politique. Ce qui l’intéressait, c’était de plonger ces personnages dans des situations absurdes, presque ridicules, pour révéler ce qu’ils sont. Et c’est comme ça qu’on parvient à dire quelque chose sur le monde, sans que le spectateur ait l’impression qu’on lui administre une leçon ou un médicament. »

Du reste, Paul Thomas Anderson se garde bien de trop ancrer le film dans le contexte américain. « Il s’agit aussi de toutes ces petites batailles du quotidien qui vous collent à la peau, nuance-t-il. Sortir du lit le matin, amener ses enfants à l’école, aller travailler, n’importe quoi. La vie peut parfois être… bon sang, un vrai broyeur ! C’est littéralement une bataille après l’autre. »

Dévier le drame vers la comédie

La rencontre entre les deux artistes remonte à près de trente ans, quand Anderson, alors à ses débuts, avait envisagé confier à DiCaprio le premier rôle de Boogie Nights (1997), soit la grandeur et décadence d’un acteur-star du porno dans les années 1970, avant que le jeune acteur ne se détourne du projet pour Titanic de James Cameron. « Mon CV était minuscule, se souvient le cinéaste, mais toi [s’adressant à DiCaprio], avec ton passé d’enfant-acteur, tu étais déjà un vétéran ! On a parlé de Boogie Nights et puis on s’est retrouvés à regarder quelques films pornos avec John Holmes comme référence. Et je te disais : “J’essaie de faire un mix de Raging Bull [film de boxe de Martin Scorsese, 1981], de Chantons sous la pluie [comédie musicale de Stanley Donen et Gene Kelly, 1952] et d’un film porno”. Ce qui peut sembler un peu douteux ! »

L’acteur confirme. « Je me souviens en effet t’avoir rencontré à Los Angeles, venant chez moi avec le Laserdisc de Raging Bull, m’annonçant crânement : “Je vais faire la même chose !” Je me disais : “Ce type a les yeux plus gros que le ventre… Et puis j’ai vu Boogie Nights et, là, je me suis dit : “Putain [Holy shit], un géant du cinéma vient de débarquer dans ma génération.” »

Il a donc fallu trente ans pour que les deux hommes se retrouvent dans le même plateau. DiCaprio se dit marqué par la propension du cinéaste à tourner « en décors naturels », mais aussi par son aisance à faire dévier le drame vers la comédie. « Je ne peux pas imaginer une fiction, aussi grave soit-elle, sans des rires dedans, reconnaît le réalisateur. Quel intérêt ? » On se demande quel champ Anderson a laissé au comédien-star, comme à ce burlesque détraqué qu’il creuse depuis Le Loup de Wall Street.

« L’improvisation est pour moi essentielle, explique le réalisateur. Mais elle ne marche que si les fondations sont solides. Si le texte, la psychologie, la compréhension intime sont déjà là. Certains acteurs sont à l’aise, Leo l’est, d’autres moins. » DiCaprio ajoute, pour sa part, être « obsédé par le premier jour de tournage ». « J’ai une anxiété énorme, confesse-t-il, parce que c’est un moment très… éprouvant et effrayant, surtout quand les choses ne prennent pas. Je passe des semaines à réfléchir uniquement à ce premier jour. Parce que vous n’avez pas envie d’arriver à l’école en caleçon, quoi ! »

Refuser le déclinisme

L’existence d’une œuvre aussi inclassable qu’Une bataille après l’autre interroge sur les capacités d’Hollywood à absorber encore de tels prototypes. Sur ce point, les compères se refusent au déclinisme. « Toute l’industrie se plaint en permanence. Le ciel est toujours en train de s’effondrer, constate Anderson. Mais regardons un peu l’année : Eddington, Evanouis, Bugonia, deux films de Richard Linklater [Nouvelle Vague et Blue Moon, encore inédit en France], Valeur sentimentale, Marty Supreme, qui arrive [le prochain film en solo de Josh Safdie]. Ceux qui se plaignent devraient se calmer un peu. Ce qui me dérange, c’est la vitesse à laquelle les films se retrouvent sur les plateformes. Et certaines blessures qu’Hollywood s’inflige à lui-même. » DiCaprio ironise, en référence à la fin des années 1920, quand le cinéma abordait sa plus grande secousse technologique : « Notre industrie va complètement s’effondrer avec l’arrivée du parlant. Quand ça arrivera, ce sera fini ! » « Très juste ! », valide Anderson.

Les deux hommes se sont enfin trouvés, au nez et à la barbe de qui leur tient le micro. Au moment de conclure, DiCaprio glisse un mot sur l’une de ses grandes idoles de jeu, James Cagney, parangon de l’acteur de films de gangsters. « Je rêve d’un film à la Roaring Twenties [Les Fantastiques Années 20, de Raoul Walsh, 1939], avec un Cagney déchaîné. Je trouve qu’il était peut-être l’un des premiers acteurs “méthode” [en référence à l’enseignement de Constantin Stanislavski, qui a insufflé la modernité du jeu américain] : il explosait littéralement à l’écran, brisait les codes, ne respectait jamais ses marques, écrasait des pamplemousses sur le visage de ses partenaires… J’adore cette énergie. Et j’adore les années 1920. » Paul Thomas Anderson esquisse alors vers lui un petit regard en coin. « Les années 1920, Cagney, Walsh… Ça me va. Je signe tout de suite. »

[Source: Le Monde]