Algérie : l’autre 8 mai 1945 et les impasses de la mémoire

Il y a quatre-vingts ans, alors que la France célèbre sa victoire sur l’Allemagne nazie, une violente répression coloniale s’abat sur Sétif et sa région, dans l'est de l'Algérie, où des manifestants brandissent le drapeau algérien. Ces événements feront prendre au mouvement nationaliste algérien le chemin de la lutte armée. Le récit de ces massacres divise toujours Français et Algériens.

Juin 8, 2025 - 10:12
Juin 8, 2025 - 10:54
Algérie : l’autre 8 mai 1945 et les impasses de la mémoire
Manifestation du 8 mai 1945 à Sétif, Algérie. © DR

Le 8 mai 1945 au matin, une foule d’environ 10 000 personnes se réunit dans les rues de Sétif, grande ville commerçante du Constantinois algérien. Les autorités locales ont autorisé un rassemblement pour fêter la victoire sur l’Allemagne nazie mais proscrivent la présence de tout autre drapeau que celui de la France libérée.

Cependant, des manifestants brandissent des drapeaux algériens et chantent l’hymne national "Min Djibalina" (de nos montagnes). "Libérez Messali Hadj", "Nous voulons être vos égaux", "À bas le colonialisme" résonnent également.

"Un policier a alors tiré sur le porteur du drapeau algérien, ce qui a provoqué la stupéfaction, puis une colère très grande parmi les manifestants qui s'en sont pris aux Européens qui étaient présents", rappelle Benjamin Stora à France 24 en 2022.

L’historien français, qui depuis cinquante ans s’est consacré à l’histoire de l’Algérie et à la relation franco-algérienne, qualifie la répression qui s’en suit de "massacre". "Elle a fait plusieurs dizaines de milliers de victimes" estime-t-il. "C'est une guerre de représailles qui a duré pratiquement deux mois. On parle tout le temps du 8 mai 1945 mais fondamentalement, la répression a duré deux mois, en mai et juin 1945."

Les massacres commis à Sétif mais aussi dans les villes et les environs de Guelma et Kherrata feront 45 000 morts, selon le mouvement nationaliste algérien, une estimation qui sera reprise par l’Algérie indépendante à partir de 1962. Officiellement, les autorités françaises font elles, en 1945, un bilan de 103 victimes européennes et de 1 500 morts algériens.

"Différents chiffres ont été avancés" poursuit Benjamin Stora. "Les services américains avaient avancé le chiffre de 30 000 morts. Des historiens ont avancé (…) des chiffres de 8 000 à 20 000 morts. C'est considérable parce qu'il y a eu des exécutions sommaires, des arrestations arbitraires, des assassinats commis par l'armée régulière, mais aussi par des milices européennes. (…) Ça a été une répression absolument épouvantable."

Un point de bascule

Ces massacres constituent un point de bascule dans l’histoire de l’Algérie et sont intimement liés à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Dans les mois qui suivent la sanglante répression, des centaines de milliers de soldats algériens musulmans, qui ont notamment combattu avec les Alliés contre l’Allemagne nazie lors de la bataille de Monte Cassino, en Italie, ou lors du débarquement de Provence, sont peu à peu démobilisés et de retour au pays. "Les Algériens, qui avaient combattu quelques fois deux ans ou trois ans et qui sont revenus, découvrent le désastre de cette répression où de nombreuses familles avaient été touchées, puisque toute la zone du Nord-Constantinois avait été bombardée, notamment par l'aviation", rappelle Benjamin Stora.

Ces anciens combattants, qui "ont participé à l’effort de guerre pensaient être, disons, récompensés. Ou au moins que soient reconnus leurs droits".

L’ampleur et la violence des massacres orchestrés par les forces de l’ordre, l’armée et certains Européens d’Algérie achèvera de convaincre ceux qui rêvent d’une Algérie libre et indépendante, qu’un dialogue politique n’est pas à l’ordre du jour au lendemain de la victoire sur le nazisme.

Opposé depuis les années 1930 au colonialisme français, le mouvement nationaliste algérien se dirige vers la lutte armée. Celle-ci sera déclenchée le 1er novembre 1954, point de départ de la guerre d’Algérie, qui s’achève en 1962 avec le départ de plus d’un million de Français et d’Européens établis en Algérie.

Le jour où la France a perdu l’Algérie

Les massacres de mai-juin 1945 vont marquer un tournant pour la génération d’Algériens, qui ont espéré qu’en combattant avec les Alliés pour libérer la France, ils parviendraient à sortir de la domination coloniale.

Côté français, c’est l’indifférence. Tout entier occupé à la reconstruction et à la place de la France dans le monde de l’après-guerre, le général de Gaulle n’y consacre que deux lignes dans ses mémoires.Benjamin Stora relève deux voix qui tentent de briser le silence assourdissant. Celle de José Aboulker, un résistant algérois qui dénonce les massacres à la tribune de l’Assemblée nationale en juin 1945. Autre voix : celle d’Albert Camus "qui a protesté vigoureusement contre ces massacres en disant que les Algériens étaient considérés comme inférieurs, comme des hommes appartenant à une sous-humanité. Camus avait des mots très durs contre le système colonial. C’est un des rares intellectuels français, peut-être même le seul en 1945, à voir l'importance qu'avaient ces événements tragiques, absolument terribles, qui vont amener un durcissement du nationalisme algérien".

Fossé mémoriel

Quatre-vingts ans plus tard, la reconnaissance de cette tragédie n’est encore que balbutiante. En 2005, à la demande de Jacques Chirac, l’ambassadeur de France à Alger, Hubert Colin de Verdière, qualifia les "massacres" du 8 mai 1945 de "tragédie inexcusable". Il s’agit alors de la première reconnaissance du drame par un représentant officiel de la République française.

En 2008, un autre ambassadeur en Algérie, Bernard Bajolet, se rend à l’université de Guelma. Faisant écho à des propos tenus quelques mois plus tôt par Nicolas Sarkozy à Constantine, il reconnaît "la très lourde responsabilité des autorités françaises de l'époque dans ce déchaînement de folie meurtrière [qui a fait] des milliers de victimes innocentes, presque toutes algériennes". Évoquant les centaines d’Algériens jetés dans des gorges montagneuses de cette petite ville du Constantinois, il affirme alors que ces massacres "ont fait insulte aux principes fondateurs de la République française et marqué son histoire d'une tache indélébile".

En avril 2015, pour la première fois, un ministre français dépose une gerbe de fleurs devant la stèle commémorative de la première victime algérienne de la répression des manifestations de Sétif. Trois ans plus tôt, François Hollande avait reconnu dans un discours devant le Parlement algérien "les souffrances que la colonisation avait infligées" aux Algériens.

En Algérie, le 8 mai est devenu en 2020 "la Journée nationale de la mémoire", à l’initiative du président Abdelmadjid Tebboune.

Des crimes coloniaux qui ne passent pas

Pour Benjamin Stora, ces gestes n’ont pas empêché un véritable fossé mémoriel de s’installer. "Le fait qu'on ait mis tant de temps à regarder en face la réalité coloniale a fait que le fossé s'est creusé. (…) L'absence de décision a fait que les imaginaires ne sont pas les mêmes. On a aujourd’hui des oppositions mémorielles qu'il faut effectivement combler par des petits gestes. Pour parvenir à avancer ensemble et que la mémoire ne soit pas un obstacle à l'existence d'un rapport franco-algérien".

Interrogé il y a quelques jours à propos de ce constat dressé en 2022, Benjamin Stora n’est pas plus optimiste. La Commission mixte d’historiens français et algériens, mise en place par Emmanuel Macron et son homologue algérien, n’a permis aucune avancée. "Le processus est pour l'instant arrêté. La Commission ne s'est plus réunie depuis un an maintenant. Il y a eu une interférence des questions politiques dans le fonctionnement de la commission mémorielle."

Depuis 2015, Danielle Simonnet, députée de Paris (ex-LFI), réclame que "l’autre 8 mai 1945" soit reconnu comme un crime d'État.

"Il faut assumer de qualifier les faits parce que pour l'instant, la France a reconnu que c'était de terribles massacres. Mais elle n'a pas reconnu la qualification de crime d’État. Or, à Sétif, il y a eu des bombardements. (…) C'était vraiment un massacre de très grande ampleur et c'est important de regarder ça en face" estime l’ex-LFI qui a mis sur pied à l’Assemblée nationale un groupe de travail transpartisan, auditionné des historiens, organisé un colloque pour qu’au-delà d’une reconnaissance officielle, les évènements du 8 mai 1945 soient mieux connus en France.

"Beaucoup de familles sont marquées par cette histoire passée. Pour pouvoir avancer ensemble, ce serait fort que le président de la République, ne serait-ce que par une allocution, mette les mots sur les faits" ajoute-t-elle.

La députée, qui doit se rendre en Algérie ce jeudi avec une trentaine de parlementaires français pour les commémorations du 8 mai, affirme que l’accès à certaines archives officielles est toujours entravé et réclame une plus grande visibilité de ces évènements auprès du grand public. Car l’examen du passé colonial français est, soutient-elle, "le combat antiraciste d’aujourd’hui".

[Source: France24]