« Le vélo, signe de totale coolitude, s’est mué en symbole d’agressivité, de chacun pour soi et de chaos urbain »
L’essor des conflits entre cyclistes, automobilistes et piétons reflète l’exacerbation des clivages sociaux et géographiques, analyse, dans sa chronique, Philippe Bernard, éditorialiste au « Monde ».

Slalom entre les piétons, accélérations aux feux rouges, duel avec les voitures, échappées à contresens, guidon d’une main et portable de l’autre… Les rues de nos villes sont le théâtre d’une bataille acharnée d’un genre nouveau. Elle n’oppose plus seulement les automobilistes entre eux ou les voitures aux piétons, mais met aux prises la nouvelle marée des cyclistes et autres usagers de la voie publique, quand ce ne sont pas les adeptes du vélo entre eux. Autrefois isolées et ultravulnérables dans la grande mêlée automobile, les bicyclettes tiennent désormais le haut du pavé, à Paris et dans de nombreuses villes.
Mais cette inversion du « rapport de force » est loin d’avoir apaisé l’ambiance dans les rues. Rançon du succès du vélo en ville, le chaos que sont devenus les pistes cyclables, et parfois les trottoirs, exaspère à la fois des piétons qui ne savent plus où marcher en sécurité, des conducteurs qui voient débouler les deux-roues d’un peu partout, et même certains cyclistes eux-mêmes victimes de ce grand n’importe quoi et conscients de la hargne qui les vise.
Qu’il est loin le temps où, en 1972, des manifestants défilaient en scandant « La bagnole, ça pue, ça pollue et ça rend con » et « Des vélos, pas d’auto ! » A l’époque, le vélo en ville symbolisait la rébellion contre le mode de vie, la logique économique et les nuisances qu’impose le « tout-bagnole ». Un idéal d’autonomie aussi, de liberté, de durabilité, mais aussi de convivialité et d’altruisme. Tout l’inverse de « l’automobilisme de masse (…) [qui] fonde et entretient en chacun la croyance illusoire que chaque individu peut prévaloir et s’avantager aux dépens de tous », écrivait, en 1973, le philosophe André Gorz dans le mensuel écologiste Le Sauvage.
« 100 % de la population est à un moment piéton »
Près d’un demi-siècle a été nécessaire pour que la bicyclette, moyen de transport longtemps populaire mais chassé des villes, y refasse une entrée triomphale. Mais l’engin sans pollution, signe de totale coolitude, s’est mué en symbole d’agressivité, de chacun pour soi et de chaos urbain. En quelques années, le « cycliste sympa » s’est transformé en adepte du « chacun pour soi ». Le slogan des années 1970 qui associait la stupidité au fait de tenir un volant a trouvé ses limites. De même que les analyses sociologiques expliquant l’individualisme et l’irascibilité des automobilistes par leur enfermement dans un cocon. « Il y a autant de cons à vélo qu’en voiture », constate, amer, Thibaut Chardey, coprésident de l’association lyonnaise La Ville à Vélo, dans La Tribune de Lyon.
Les tensions croissantes provoquées par l’usage irresponsable du vélo, reconnues par les militants favorables au vélo eux-mêmes, ne traduisent pourtant qu’une partie des conflits d’usage de la voie publique. Rien d’étonnant à ce que l’essor généralisé des violences, de l’individualisme et de l’incommunicabilité dans la société se manifeste aussi dans ce domaine. « Il existe en réalité des tensions entre tous les usagers de la route », confirme Emmanuel Barbe. L’inspecteur général de l’administration a été chargé par le ministre des transports de proposer des mesures pour apaiser les tensions sur la voie publique, après la vive émotion provoquée parla mort, le 15 octobre 2024, de Paul Varry. Ce jeune cycliste a été écrasé à Paris par un conducteur ayant utilisé sa voiture à la façon d’une arme. La route mais aussi les pistes cyclables « engendrent chez l’humain, et essentiellement chez les hommes, des formes de colère propre », estime M. Barbe en référence à la « road rage », la colère au volant identifiée depuis longtemps par les Anglo-Saxons.
Dans le rapport très documenté qu’il a publié en avril, l’ancien délégué interministériel à la sécurité routière affirme qu’« il est temps d’identifier le partage de la route et sa pacification comme un sujet en tant que tel faisant l’objet de mesures, voire d’une politique spécifique ». Il rappelle qu’à temps de déplacement égal, le risque pour un cycliste d’être tué dans un accident de la route est trois fois plus important que pour un piéton, quatre fois plus qu’un automobiliste et sept fois moins qu’un usager de deux-roues à moteur. En parallèle, note-t-il, « 100 % de la population est à un moment piéton », ce qui rend la sécurité de ces derniers « prioritaire ».
Phénomène politique
Mais la pacification de nos rues se heurte à la perception des mobilités comme une « lutte des classes larvée », observe-t-il. Cette « essentialisation identifiant chaque usager à son moyen de locomotion » touche en particulier les cyclistes, vus comme des bobos privilégiés des centres-villes. Et dont certains se comportent effectivement comme si l’usage d’un mode de transport écologiquement vertueux leur donnait tous les droits. La hausse des conflits entre usagers de la voie publique reflète à la fois l’exacerbation des clivages sociaux et géographiques, et les tensions autour des mesures destinées à lutter contre le changement climatique. Elle est, à ce titre, un phénomène politique important.
Un apaisement suppose de lever la méconnaissance qu’a chacun des usagers de la rue, des habitudes, des contraintes des autres et des règles différentes qui leur sont appliquées, note Emmanuel Barbe, qui formule 40 recommandations. Il s’agirait, par exemple, de former les nouveaux conducteurs à la cohabitation avec les cyclistes, notamment par l’enseignement de l’ouverture de portière « à la hollandaise », avec la main opposée à la porte, permettant de voir un cycliste venant de l’arrière, d’immatriculer les vélos utilisés à des fins professionnelles pour faciliter la verbalisation et de généraliser l’enseignement à l’école de l’usage de la bicyclette.
Le vélo devait être le symbole d’une autre façon de vivre ensemble. Il va falloir que chacun apprenne à vivre avec lui, mais aussi que les cyclistes assimilent et pratiquent l’art de vivre avec les autres.
[Source: Le Monde]