La création assistée par IA, nouvelle ligne de fracture sur les réseaux sociaux

Prompter, c’est tricher ? En ligne, l’usage de l’intelligence artificielle générative provoque de vives tensions, y compris au sein de groupes politiquement homogènes. Certains estiment qu’on ne peut transiger avec une technologie jugée non éthique, tandis que d’autres décident d’assumer leurs contradictions.

Juil 10, 2025 - 08:19
La création assistée par IA, nouvelle ligne de fracture sur les réseaux sociaux
Images extraites des comptes réseaux sociaux du Tréma, de Pigeon gratuit et de Julien Kehl. MONTAGE « LE MONDE »

Maël Coutand parle d’une « chasse aux sorcières » qui lui en a mis « plein la gueule ». « On m’a traité d’étron, de nazi, de facho, on m’a comparé à Trump… », se rappelle celui qui tient le compte Le Tréma sur Instagram et TikTok. Ce dernier cartonne depuis mars 2025 avec son format court « Est-ce que les hétérosexuels vont bien ? ».

Une parodie d’enquêtes télévisuelles, qui résout sa question en quelques secondes, en montrant des vidéos absurdes où des hommes, le plus souvent, se vautrent dans les pires clichés. Le succès est tel que la phrase est devenue une nouvelle rengaine dans les communautés LGBTQ+, et qu’il a sorti un morceau entier.

Ce n’est toutefois pas cette déconstruction de l’hétérosexualité qui a valu au Tréma un « shitstorm » (une « tempête de merde ») en ligne. Plutôt un point technique précis, lié au générique de ses vidéos : il a été composé avec Suno, un logiciel générant des musiques par intelligence artificielle (IA). « C’est une blague parodique, je n’allais pas prendre des musiciens pour ça – je n’aurais pas pu les payer de toute façon. Et en trois essais, il était fini », raconte-t-il.

Cet usage d’une intelligence artificielle générative a particulièrement hérissé certains utilisateurs de Bluesky, où Le Tréma a, en avril, diffusé ses vidéos. Sur ce réseau social, on trouve principalement les déçus de X, des personnes globalement opposées aux idées et aux projets portés par Elon Musk, parmi lesquels figure l’IA, activement développée par le milliardaire.

C’est un utilisateur de Bluesky qui, en entendant la ritournelle, a eu « de sérieux doutes » quant à son origine. Celui-ci a interpellé Le Tréma plusieurs jours durant sur le sujet, jusqu’à lui lancer : « Puis-je oui ou non apprécier tes créations en toute quiétude, ou dois-je au contraire m’agacer parce que j’ai raison ? ». Maël Coutand, qui y voit un manque de « bienveillance », considère que l’interpellation a déclenché une vague de « harcèlement ». Après quelques jours et des dizaines de messages reçus, il décide de désactiver son compte

« Dans le fond (…), je comprends les arguments contre l’IA, poursuit Maël Coutand. Je suis même inquiet pour mes deux métiers, la communication et la création de contenus. Mais j’ai aussi l’impression qu’on ne peut pas seulement freiner des quatre fers sur le sujet. »

« Il y a un mal-être énorme des illustrateurs »

L’épisode démontre à quel point les suspicions d’usage d’IA génératives dans les contenus diffusés en ligne suscitent tensions ou inquiétudes. Au-delà de la détection de deepfakes ou d’erreurs factuelles induites par le recours à de tels logiciels, les chasseurs d’IA expriment aussi, parfois avec virulence, un refus de principe contre ces technologies, pour des raisons politiques, écologiques, économiques ou artistiques.

Comme on l’a vu au moment des polémiques liées aux images générées par IA et reprenant le style des studios Ghibli, cet élan se structure notamment chez les professionnels des milieux artistiques et créatifs. La généralisation des IA génératives vient percuter la reconnaissance – et la rétribution – d’un travail artisanal en péril, face à des logiciels (comme ChatGPT pour le texte, Midjourney pour l’image, Veo 3 pour la vidéo…) capables d’en créer en quelques secondes des ersatz.

Le Monde en sait quelque chose. En 2023, un hors-série sur les Vikings, publié en partenariat avec Glénat en dehors du périmètre éditorial de la rédaction, avait utilisé une image générée par IA présentant des incohérences grossières – celle-ci avait été achetée à une agence photographique qui la proposait « par erreur ». Le procédé avait été vertement critiqué en ligne en particulier par des auteurs de BD et illustrateurs choqués. Plus récemment, le journal Fakir a dû s’expliquer après avoir publié un livre de coloriage contenant des images générées par IA – l’illustrateur a reconnu, a posteriori, y avoir eu parfois recours.

« Il y a un mal-être énorme, une détresse, des illustrateurs qui m’écrivent et viennent me dire : “Je me suis fait remplacer par des IA” », détaille au Monde le propriétaire du compte Bluesky Pigeon gratuit, actif depuis des années, sur les réseaux sociaux, dans la défense des métiers de création graphique.

Ses activités en ligne ont pris une nouvelle tournure, résolument dévolue à la lutte contre l’IA générative. Il a par exemple créé un compte Bluesky They Use AI (« ils utilisent l’IA »), consacré au « recensement et [à l’]archivage des entreprises et entités utilisant l’IA ou contribuant activement à son développement », et a également publié, sur son site, des fiches d’autodéfense contre l’IA générative, qu’il entend diffuser largement.

D’autres métiers s’estimant menacés par l’IA portent de tels messages : comme le collectif Les Voix, représentant des comédiens spécialisés dans le doublage et ayant lancé l’opération TouchePasMaVF. « Nous risquons d’être parmi les premier·es à être remplacé·es par les outils de l’intelligence artificielle générative », s’inquiétaient-ils dans une pétition, en mai 2024.

« Ça a libéré mon potentiel créatif »

Ces postures à la fois défensives et offensives contre l’IA rencontrent frontalement les mécaniques de création propres aux réseaux sociaux. Les contenus viraux sur Internet ont toujours entretenu un rapport plus que flou avec le droit d’auteur ou la question de la paternité d’une œuvre : des tendances et des succès sont quotidiennement fondés sur des détournements, des parodies, des montages ou de l’humour absurde, très éloigné des règles du droit d’auteur.

Autant de raisons pour lesquels l’usage de logiciels à base d’IA, qui facilitent le recyclage de contenus pour en générer du nouveau, est aussi vu par certains comme une évidence. « Les IA ont ouvert un marché du mème et des vidéos de réseaux sociaux marrantes, mais ça n’a pas restreint le reste. Ça a libéré mon potentiel créatif », raconte ainsi Julien Kehl.

Ce créateur de vidéos s’est fait connaître sur Instagram au printemps 2024 en inventant un personnage fictif, Josiane Pichet, qui danse dans la forêt. Cela grâce à des vidéos reprises à une artiste tchèque sans son autorisation, auxquelles il a ajouté une voix générée par IA à partir d’un sample de Christine Boutin, avec l’application Clony AI, qu’il « paye 10 balles ».

Sur Instagram, où il a, depuis, multiplié la création de personnages fictifs, il assure n’avoir jamais eu de remarques sur cette utilisation humoristique de l’IA, qu’il revendique dans la biographie de son compte. « J’ai des doubleurs qui m’écrivent parfois, ça se passe bien. Ils me demandent comment je fais », explique Julien Kehl.

Son succès viral lui a aussi permis d’être repéré par une agence publicitaire, qui l’a embauché en free-lance : il y conçoit des vidéos promotionnelles, elles aussi conçues avec des voix générées par l’IA. Pour lui, la résistance à l’IA est « un combat perdu d’avance » : « Ça va trop vite, tout le monde a déjà de l’IA dans son smartphone… Dans quelques années, ça ne sera plus un sujet », prédit-il.

Une « nouvelle bataille culturelle »

S’ils comprennent les critiques et les inquiétudes, Maël Coutand comme Julien Kehl évoquent aussi tous deux une« nouvelle bataille culturelle » politique en ligne autour de l’IA, dans laquelle ils estiment devoir s’impliquer.

« Sur les réseaux sociaux, la droite et l’extrême droite n’ont aucun complexe à utiliser l’IA. Ils arrivent à inonder la toile avec des vidéos faites en deux secondes. Il faut qu’on arrive à se mobiliser avec ces outils », analyse Maël Coutand, qui revendique un engagement à gauche. Le créateur « regrette », pour cette raison, les attaques qu’il a reçues de ceux « qui sont dans le même camp » que lui sur Bluesky.

Mais, pour les pourfendeurs de l’IA, cet enjeu n’est pas une justification valable. « Aujourd’hui, il n’y a pas d’utilisation éthique possible de l’IA », répond Pigeon gratuit, pour qui la priorité est avant tout le combat à mener contre des entreprises développant l’IA, perçues comme « prédatrices ». « Je suis persuadé qu’on engage l’avenir de l’humanité à travers l’IA, écologiquement, et dans ce que l’on est », résume-t-il.

[Source: Le Monde]