Ukraine : le vote d’une loi sapant l’indépendance de deux instances anticorruption déclenche de vastes manifestations
La ratification du texte par le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, provoque une vague inédite d’indignation dans le pays et inquiète ses alliés de l’Union européenne. Des députés ukrainiens veulent tenter de saisir la Cour constitutionnelle.
Slogans, chansons, hymne ukrainien… II était 20 heures environ, mardi 22 juillet, lorsque quelques milliers de personnes se sont rassemblées sous les fenêtres de la présidence ukrainienne, à Kiev, malgré la loi martiale en vigueur depuis 2022. Drapeau ukrainien sur les épaules ou pancarte à la main, les manifestants protestaient contre l’adoption, l’après-midi, à une large majorité du Parlement (263 voix pour, 13 contre et 13 abstentions) d’une loi affaiblissant largement l’architecture de la lutte contre le lancinant fléau de la corruption, difficilement mise en place après la révolution de Maïdan, en 2014 (un mouvement né du refus du président d’alors, Viktor Ianoukovitch, de signer un accord d’association avec l’Union européenne, privilégiant un rapprochement avec la Russie). Ce vote a jeté dans la rue une partie de la jeunesse du pays, en pleine guerre. Une première depuis l’invasion du pays par la Russie, en février 2022, à l’exception des rassemblements en soutien aux prisonniers.
« La honte », « Gouvernement démission, le gang dehors ! », scandent les manifestants réunis à Kiev, autour du jardin faisant face au théâtre national, à 5 minutes à pied de la fameuse place Maïdan où s’est tenue, il y a plus de dix ans, la « révolution de la dignité ». En début de soirée mardi, une quarantaine d’anciens soldats, engagés en 2014 (lors de la guerre dans le Donbass) ou en 2022, se sont rassemblés au pied du palais présidentiel, souvent en short et portant une prothèse. Mais la grande majorité de la foule reste très jeune : les arrestations pour la mobilisation rendent les plus de 25 ans très prudents.
« Mon père n’est pas mort pour ça », dit un carton. Jusqu’à minuit (heure du couvre-feu), ils tapent sur des poubelles au pied de l’« Elysée » ukrainien. « Veto à la loi », répète la foule pour exhorter Volodymyr Zelensky à ne pas signer le texte. En vain : après un moment de flottement, sur le site du Parlement ukrainien, la promulgation du texte par le président est rendue officielle. Une opération éclair.
Coup fourré politique
Au départ, le projet de loi numéro 12414 concernait les modalités des enquêtes menées sur des personnes portées disparues pendant la guerre ; mais, dénaturé par une série d’amendements, le texte place désormais la lutte contre la corruption sous contrôle du « bureau du président » par le biais uniquement du procureur général. Il met fin à l’indépendance des deux organismes chargés de lutter contre la corruption, le Bureau national anticorruption (NABU) et un parquet spécialisé, le SAP. « Pour [les] débarrasser de l’influence russe », a assuré Volodymyr Zelensky sur sa chaîne Telegram.
Pression sur les opposants, sanctions, perquisitions… Les signaux d’alerte de ce coup fourré politique s’accumulaient depuis un moment. Ainsi l’arrestation façon cow-boy, par le service de sécurité d’Ukraine, de Vitali Chabounine, l’un des militants anticorruption les plus connus du pays ; ou la vacance de pouvoir à la tête du Bureau de la sécurité économique, chargé de lutter contre la criminalité commerciale et financière. Et enfin, lundi, l’arrestation d’un responsable du NABU soupçonné d’espionnage au profit de Moscou – l’organisation, perquisitionnée, rejette ces accusations. La presse ukrainienne assure que le NABU et le SAP s’apprêtaient à inculper l’ex-ministre de l’unité nationale, Oleksi Tchernychov, soupçonné de détournement de fonds publics et d’abus de pouvoir, et enquêtaient sur l’ancienne ministre de la justice Olga Stefanishyna, nouvelle ambassadrice d’Ukraine à Washington.
A Dnipro, capitale d’une région de l’est où les troupes russes avancent, ou encore à Lviv, les Ukrainiens sont aussi descendus dans la rue. « Une jeunesse qui donne de l’espoir », s’est réjoui sur Facebook le maire de cette ville de l’ouest du pays, Andri Sadovy. Le maire de Kiev, Vitali Klitschko, se trouvait également parmi les manifestants de Kiev, en casquette et tee-shirt kaki.
La contestation s’est aussi poursuivie toute la nuit sur Facebook et les autres réseaux sociaux, où s’exprime régulièrement l’élite de la société civile ukrainienne. « Une opinion répandue veut qu’il est impossible de critiquer le pouvoir pendant une guerre, car s’y glisse évidemment la main de l’ennemi (…). Mais tout a une limite, écrit ainsi l’avocat et député de Kharkiv Ihor Tcherniak. L’Ukraine n’est pas la Russie (… ). Nous sommes des rebelles, pas des esclaves. » Et son confrère Masi Nayyem, lui aussi très écouté et ancien combattant : « Nous avons le devoir de nous battre pour ceux qui sont tombés. »
« Sérieux recul » démocratique
« Quand une partie se joue en vingt-quatre heures et que chacun doit l’accepter, il ne s’agit plus simplement de justice, a posté sur Instagram l’ancien ministre des affaires étrangères Dmytro Kuleba, remercié par Volodymyr Zelensky en 2024. Je comprends que [Maïdan] n’est plus pour beaucoup que l’occasion d’un post d’anniversaire sur les réseaux sociaux. Désormais, le président a le choix : être ou non du côté du peuple. » Une allusion à Serviteur du peuple, la série télévisée jouée et produite par Volodymyr Zelensky, titre détourné sur plusieurs pancartes.
« Merci, a noté après ces manifestations le NABU. Impressionné par la mobilisation cruciale de la jeunesse – l’avenir du pays pour lequel nous travaillons. » Le directeur du Bureau national anticorruption s’inquiète de voir s’installer des « intouchables » grâce à la nouvelle loi. Même colère du chef du SAP, Oleksandr Klymenko : le texte « détruit l’indépendance de deux institutions ».
Quelques heures avant le vote, l’Union européenne s’était dite « profondément préoccupée » par cette loi qualifiée de « sérieux recul » démocratique pour le pays. La commissaire européenne Marta Kos a rappelé que la lutte contre la corruption était « essentielle au programme de réforme » promis par l’Ukraine et le respect de l’« état de droit au cœur des négociations d’adhésion » à l’UE. « Il est temps d’agir avant qu’il ne soit trop tard », a ajouté Mme Kos. Mardi, à l’issue d’une rencontre commune sur une position militaire près de Kharkiv, juste avant la promulgation de la loi, le ministre des affaires étrangères français, Jean-Noël Barrot, a aussi mis aussi en garde son homologue ukrainien, Andrii Sybiha, a-t-il confié au Monde.
Mercredi matin, plusieurs membres du petit parti d’opposition Holos (« voix »), dont le jeune député Roman Lozinsky, engagé un temps sur le front, a annoncé qu’il cherchait à réunir des voix au Parlement pour soumettre cette loi à la Cour constitutionnelle. Pour lui, ce texte accorde au procureur général le pouvoir de gérer le SAP, de donner des « instructions écrites obligatoires » au NABU et d’avoir accès aux détails des affaires, afin de les déléguer à un procureur ou d’autres agences ad hoc.
[Source: Le Monde]